Un régicide en eau calme. On s’est pointé ce samedi 3 août au Centre nautique de Vaires-sur-Marne (Seine et Marne) pour prendre l’aviron olympique par le bout du skiff, exercice solo d’un sport d’une intensité insoutenable, où l’isolement pèse lourd. Et on s’est retrouvé devant une légende sur pied : la vénérable (37 ans) rameuse néo-zélandaise Emma Twigg, donnée favorite d’une discipline à la hiérarchie un peu floue et source d’inspiration bien au-delà de son sport ou du périmètre des deux îles de son pays.
Des tribunes, l’aviron est un sport de scintillements, les reflets du soleil sur le plan d’eau. Avec une sorte de mise au point progressive : un point à l’horizon qui n’en finit plus de grossir. Et une dissociation ressentie entre les gros plans des rameurs sur les écrans géants encadrant l’aire d’arrivée et la mystérieuse action que l’on devine au loin, comme si l’image et le fantasme avaient du mal à coller jusqu’à ce qu’ils se superposent sur la ligne d’arrivée, sous nos yeux. Après la course, le rameur s’abandonne à la souffrance et les bateaux livrés à eux-mêmes font des ronds dans l’eau. L’élastique a lâché.
Seules les médaillées débarquent sur le ponton d’honneur (les autres accostent à l’arrière du bassin) en pied de chaussette, sans façon aucune. Twigg avait la jambe droite comme un bout de bois. Elle est revenue une demi-heure plus tard au même endroit après avoir enfilé des chaussures et un survêtement pour la cérémonie protocolaire, sans podium comme le veut la tradition de l’aviron. Ce n’est pas son hymne, mais celui des Pays-Bas et de sa concurrente Karolien Florijn qui a été joué.
Aura romanesque
Deuxième, Twigg a lâché son titre olympique conquis en 2021 dans la baie de Tokyo. «Et elle est venue pour dire au revoir», lâche un confrère néo-zélandais. Là-bas, Twigg est devenu au fil des années un personnage central, inspirant. Plutôt difficile à imaginer quand on la croise, grande fille d’1,81m à la peau sèche donnant l’impression de ne jamais trop savoir où se poser. Sa vie a parlé pour elle. Son père, entraîneur en aviron, l’a initiée à la discipline, elle a progressé rapidement mais c’est un échec qui l’a mise sur la carte du cœur en Nouvelle-Zélande : sa 4e place aux Jeux de Londres, en 2012, juste au pied du podium, lui a donné une aura romanesque dans un pays où les médaillables olympiques ne tombent pas du ciel.
En 2020, Twigg se marie avec Charlotte Mizzi, une joueuse de hockey sur gazon : elle endossera la charge symbolique de bon cœur, embrassant son rôle d’avocate des causes LGBT. Elle est un peu revenue là-dessus ce samedi 3 août : «C’est très important d’avoir des modèles. Ça change les choses.» Mère depuis avril 2022, elle s’est fendue d’un plaidoyer pour les athlètes élevant leurs enfants, une sorte d’injonction contradictoire dans un sport aussi exigeant que l’aviron. Sauf qu’elle était là pour montrer le contraire : «C’est très difficile d’assumer une préparation olympique qui, par définition, ne peut pas être ta priorité puisque tu élèves un enfant. Brooke Francis et Lucy Spoor [ses compatriotes, ndlr] ont été championnes olympiques en deux de couple jeudi alors qu’elles ont un enfant aussi. On peut le faire.»
Epaisseur de son histoire
A ses côtés, la médaillée de bronze lituanienne, Viktorija Senkute, a profité du micro pour raconter une histoire bien triste. Un deuil survenu l’an passé qui lui donne la force de se battre sur l’eau quand le moral n’y est plus ou que sa fédération lui coupe tout financement après qu’elle soit sortie du top 10 mondial parce qu’elle avait décidé de s’ouvrir à autre chose que l’aviron. «Ne jetez pas les athlètes.» Après la conférence de presse, Twigg est venue lui témoigner son respect. Renseignement pris, les deux rameuses ne se connaissaient pas. On aurait ainsi aimé que l’or tombe sur l’une ou l’autre, Twigg pour l’épaisseur de son histoire ou Senkute pour son courage dans l’exercice solitaire qui l’a amenée jusqu’aux Jeux de Paris. Mais voilà, en skiff comme souvent depuis le début de semaine sur le bassin d’eau calme de Vaires-sur-Marne, c’est l’étrave d’une embarcation néerlandaise qui a coupé la ligne.
Samedi, Karolien Florijn avait tout pour elle. La génétique puisque son père, Ronald, fut double champion olympique en 1988 et 1996, l’élan d’une équipe néerlandaise qui accumule les victoires et une sorte de candeur inconsciente qui éclaboussait ses adversaires jusque sur le ponton où fût joué son hymne, comme si elle débutait à 26 ans une vie que Twigg et Senkute (30 ans seulement), étaient sur le point d’achever. Durant la course, Florijn a vite senti le goût du sang. Connue pour ses départs canons à la lisière du coup de bluff, Twigg s’est retrouvée après le premier quart de course (500 mètres sur 2000) à une longueur de l’embarcation néerlandaise. Si le speaker officiel s’en est étonné, Florijn, elle, a compris que la native de Napier (sur l’île du nord) allait passer la main. Quand on lui a demandé en zone mixte quel sentiment l’avait traversée en premier après avoir coupé la ligne, Florijn a répondu du tac au tac : «Il est 10h30 du matin, et je suis championne olympique.» Aux innocentes, les mains pleines.