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La zone mixte de l’Arena Champs-de-Mars, au pied de la tour Eiffel, est une espèce de tente rectangulaire plantée dans la boue («prenez les bottes en caoutchouc demain» est la blague préférée des bénévoles). C’est là que défilent vainqueurs et vaincus, ceux qui vont revêtir leur drapeau en cape de super-héros (une Suédoise de 18 ans, venue de la lutte, qui toise son monde et aurait tout aussi bien pu finir championne olympique si l’arbitrage avait été plus souple), et ceux qui vont pleurer toutes les larmes de leur corps (la perdante mongole de la finale, contre l’invincible japonaise Natsumi Tsunoda). Et c’est donc là qu’on a croisé, samedi, en conclusion du premier jour d’un tournoi de judo dont on attend beaucoup (le président de la fédé, Stéphane Nomis, est un comptable avec un objectif de fin de trimestre : dix médailles, point à la ligne, et 4 ou 5 en or tant qu’à faire), un drôle de couple, tout en contraste(s).
Elle a du strass sur les canines et une petite bosse au front. Il se pointe pieds nus, baskets à la main, bouc ruisselant de sueur. Elle parle vite, enchaîne les punchlines, Zinédine Zidane a tenu à faire un selfie avec elle. Lui chuchote quelques mots de gratitude, pour son coach et sa copine, les yeux rivés sur ses orteils. Shirine Boukli, 25 ans, catégorie moins de 48 kilos, et Luka Mkheidze, 28 ans, moins de 60 kilos, sont les deux premiers médaillés français de ces Jeux parisiens. Le bronze pour elle, l’argent pour lui.
Une grenade sur tatami
A Tokyo, ça s’était très mal passé pour elle, transie de stress et sortie dès le premier tour dans un silence de cathédrale, Covid oblige. Lui avait surpris tout le monde, grattant, déjà, une place sur le podium – et le voilà qui monte une marche de plus trois ans plus tard. Son judo à elle est à la fois prudent et haché, loin de ses monologues assurés face aux caméras, ses victoires jamais totalement évidentes – de la tribune, on voit surtout son chignon blond ballotté dans tous les sens. Lui est aussi volubile sur le tapis que taiseux en interview : le lutin (1,60 mètre) né en Géorgie virevolte, part à droite, à gauche, imprévisible, élastique. Un judo bavard, trop même, dira son entraîneur, Daniel Fernandes : «Il a les défauts de sa qualité : la générosité…»
Comprendre, c’est comme ça qu’on se fait planter en finale. Mais c’est pas grave, tout le monde est d’accord là-dessus, dans la zone mixte au milieu de la gadoue. Après tout, à part Teddy Riner, son coéquipier de la section kimono du PSG, aucun combattant de l’équipe masculine tricolore n’a été médaillé sur deux olympiades depuis le début du millénaire. Ça pose son homme. Bref, elle est exubérante devant les micros et (trop ?) appliquée sur le tapis, il est réservé dans la vie et explose comme une grenade sur un tatami. La proximité ne va pas de soi.
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C’est Shirine Boukli qui lâche le mot «couple» : «Avec Luka, on est un binôme, même un couple on pourrait dire [rires]. Entre légers, c’est toujours par nous que ça commence. Alors on se parle tout le temps, on mange ensemble au village olympique, puis on se met des trucs dans le sac de l’autre…» La cohabitation a quand même des limites : «Là, il a acheté un casque parce que j’arrête pas de chanter pour me détendre dans la salle d’appel…»
Shirine Boukli chante pour oublier : l’ombre du fiasco de Tokyo, qui la paralyse, et la croquemitaine Natsumi Tsunoda. Sa matinée a été difficile, son premier combat contre une Turque fuyante fut laborieux, sa posture presque souffreteuse («je voulais trop bien faire»). Dégoulinante de pression, elle ne doit son salut qu’à son opportunisme (le coup de patte) et sa science tactique – un petit «meulage» ici, un geste d’exaspération là… Dans le milieu, on appelle ça un «combat bourbier», raccord avec la météo.
«Une machine»
Puis Boukli et Mkheidze vivent un moment de communion rare, pur fruit du hasard, qui, on le jurerait, va les souder pour de bon : se battre en même temps, côte à côte sur les deux tapis des préliminaires, pour composter leurs billets pour les quarts de finale en simultané et en stéréo, devant un public en transe – ça en fait du boucan, une arène sportive tout en échafaudage et contreplaqué, quand on tape des pieds dans la sciure (ne revenons pas sur le plancher trampoline, changé expressément à 48 heures du début des hostilités)
Pendant ce temps, Tsunoda fait ses gammes, impitoyable : des planchettes japonaises (tomoe-nage, pour les puristes) et des clés de bras (il se trouve que son père dirige une clinique orthopédique). La voilà qui se dresse face à Shirine Boukli en quart de finale. La Française finit sur le dos en une minute… sur un tomoe-nage. «C’est une machine, c’est comme ça», commentera, en fin de journée, la médaillée de bronze. Sans regrets.
Boukli transfigurée pour le bloc final
Boukli part faire une sieste (vingt minutes), et se remobilise pour les repêchages, le bronze brille au loin. Elle rejoue son monologue intérieur : «Shirine, tu les as déjà battues toutes ces filles. T’es un bouledogue, tu dois manger, t’es chez toi, va chercher ton os.» Mkheidze, lui, trace sa route. Face au Coréen Won Jim Kim, il envoie un arraché de lutteur (hourra pour le ura-nage), score waza-ari (un demi-ippon) et envoie les joules - il attaque en cercle, en avant, en arrière, au sol. Si bien que son adversaire ne voit pas le jour. Le voilà en demi-finale, trois ans après Tokyo, certes, mais surtout deux après une grave blessure. Une rupture des ligaments croisés, qui ont enterré bien des carrières.
Shirine Boukli revient transfigurée pour le bloc final. Volontaire, elle marque rapidement d’un mouvement de hanche contre Assunta Scutto, l’Italienne numéro 1 mondiale, pour avoir le droit d’aller chercher le bronze. Pendant ce temps, la pépite suédoise Tara Babulfath rudoie Tsunoda, qui s’en sort sur une décision litigieuse (la gamine scandinave est à deux doigts de tarter l’arbitre), et on se dit, qu’avec un peu de confiance plus tôt dans la journée, les choses auraient pu être différentes pour Shirine Boukli. Tant pis.
Pas le temps d’y songer, voilà Mkheidze, qui doit se dépatouiller d’un client compliqué, le Turc Salih Yildiz, du genre anguille, à ne laisser que des bouts de manche. Le Français s’en sort sur un mouvement un peu filou dans la prolongation - l’épaule de son adversaire roule légèrement, mais ce légèrement fait toute la différence car on est en prolongation, où toute marque, même minime, est fatale (d’où le nom de «golden score»). Il est en finale. Shirine Boukli revient pour son dernier combat, celui pour la médaille, totalement libérée, comme si l’issue était depuis longtemps décidée. Elle ne laisse rien à l’Espagnole Laura Martinez Abelenda, réduite à fuir le combat, y compris à quatre pattes… Mais comme rien n’est jamais vraiment évident pour la super légère, il lui faudra aller en prolongation, et l’arbitrage vidéo, pour se voir enfin délivrée, sur un fauchage dans le tempo. Liesse, tour de piste, embrassade avec la famille : c’est l’heure des belles images.
Un duo de militaires
Et celle de vérité pour Mkheidze. Face à lui, le vétéran kazakh Yeldos Smetov, injouable toute la journée, déjà en bronze à Rio et Tokyo… Le Français passe tout près de prendre un balayage d’anthologie mais retombe comme un chat. Smetov finit par trouver la faille. Comme une évidence, sauf pour Mkheidze. «J’étais vraiment très déçu, dira-t-il plus tard en conférence de presse. Mais j’ai vu les gens si heureux autour de moi.»
Après tout, leur histoire, commune et individuelle, est belle : lui, le réfugié arrivé au Havre à l’âge de 12 ans sans parler un mot de français, avec pour seule richesse, son ADN de lutteur géorgien («au pays, impossible de se battre comme si c’était un loisir», confiait-il au magazine L’Esprit du judo, en janvier). Elle, la gamine d’un foyer modeste fana de judo, sortie d’un petit village du Gard dont l’oncle tenait le dojo… Prédestination et émancipation, les deux mêlés. Ils ont un autre point commun : les deux sont militaires. Elle est matelot, lui dans l’armée de terre. Le genre de gens à qui on peut confier des missions, comme celle de débloquer un compteur de médailles.
Mise à jour à 20h45 avec le récit de notre envoyé spécial