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Avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur les Jeux de Paris 1924 tels que la presse de l’époque les a racontés
C’est une partie de ping-pong à distance et par journaux interposés entre Jacques Goddet, rédacteur en chef de l’Auto (1), et Pierre de Coubertin. Le premier, dans l’édition du 17 août 1936 de son journal, alors que les Jeux de Berlin, ceux d’Hitler et leur cortège de récupérations au service de l’idéologie nazie, viennent de s’achever, signe un édito au vitriol dont le titre résume parfaitement le contenu : «Les Jeux défigurés.» Le second lui répond dix jours plus tard dans une interview dans le Journal. Une interview du genre testamentaire du grand invisibilisé de ces Jeux de 2024. Sa famille et ses thuriféraires le déplorent. Pour les responsables des Jeux, son héritage est bien trop encombrant : soutien au régime nazi, vision racialiste du sport, misogynie affirmée.
Le quotidien introduit ainsi sa rencontre avec le rénovateur des Jeux et président du Comité international olympique de 1896 à 1925 : «Le dernier jour des Jeux de Berlin, notre excellent confrère Jacques Goddet, rédacteur en chef de l’Auto, publia en conclusion un article plein de passion, une espèce de “J’accuse” dénonçant les responsables de la perversion et de la défiguration de l’idée olympique. Ce réquisitoire entendait démontrer que l’idéal de M. de Coubertin est aujourd’hui lettre morte ; que les Jeux ne servent plus que de pavillon à la plus cynique des surenchères ; et que Tokyo, en 1940 [Jeux finalement annulés, ndlr], verra le triomphe de la propagande raciale nipponne, comme Los Angeles, en 1932, vit celui de la propagande touristique californienne ; et Berlin, en 1936, celui de la propagande politique hitlérienne.» A partir de l’éditorial de Goddet et de l’interview de Coubertin, nous avons imaginé leur dialogue si les deux hommes s’étaient retrouvés face à face. Raphaël Verchère, philosophe du sport auteur de Sport et Mérite, histoire d’un mythe, décrypte les réponses du père de l’olympisme, à la pensée plus complexe que souvent présentée.
Jacques Goddet : Triomphe populaire, triomphe musculaire, les Jeux de Berlin semblent avoir servi merveilleusement la cause du sport. Hélas ! Jamais encore le sport n’y avait été aussi profondément défiguré. Nous quittons Berlin et sa pluie de drapeaux bouleversé et inquiet. On s’est servi du sport. On ne l’a pas servi. L’idéal de monsieur de Coubertin s’est évanoui.
Pierre de Coubertin : Quoi ? Les Jeux «défigurés» ? L’idée olympique sacrifiée à la propagande ? C’est entièrement faux ! La grandiose réussite des Jeux de Berlin a magnifiquement servi l’idéal olympique. Les Français, qui sont seuls ou presque seuls à jouer les Cassandre, ont le plus grand tort de ne pas comprendre, ou de ne pas vouloir comprendre. Il faut laisser s’épanouir librement l’idée olympique, et savoir ne craindre ni la passion, ni l’excès, qui crée la fièvre et l’enthousiasme nécessaires. Chercher à plier l’athlétisme à un régime de modération obligatoire, c’est poursuivre une utopie.
Raphaël Verchère : Coubertin est un stratège. Dès 1880, il se pense comme un réformateur, un éclaireur comme il se définit. Il pense pouvoir changer la France, voire le monde. Pas avec des outils politiques classiques mais en agissant dans la société, par le sport notamment. Il est très admiratif des Anglais et de leur empire colonial qu’il attribue en partie à la réforme de l’éducation qu’ils ont opérée dans les années 1830 sous l’influence de l’enseignant et historien Thomas Arnold, qui eut une influence considérable sur le système éducatif en insistant sur la pratique du sport et la compétition. Coubertin a une vision très pyramidale du sport. Il faut une élite qui donne envie au tout-venant de pratiquer le sport. Il résume sa conception du sport par cette formule : «Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq se montrent capables de prouesses étonnantes.» Pour lui les JO sont un moyen, pas une fin. Plus ils ont du succès, plus il sera facile de convertir les gens au sport. Dans son esprit, après ceux de Berlin, les Jeux ne sont pas défigurés, ils correspondent à ce qu’il voulait qu’ils soient.
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Jacques Goddet : Après une criante publicité régionale que furent les Jeux de Los Angeles en 1932, ceux de Berlin furent une grandiose manifestation pour un régime politique national. Et dans quatre ans à Tokyo, qu’aurons-nous ? L’hymne de toute une race, la race jaune. L’idée sportive-même est en péril pour les exagérations que produit l’ambition nationale.
Pierre de Coubertin : En aucune manière. Tout cela me réjouit. J’ai voulu cela. Je considère l’arrivée des Jeux en Asie comme une grande victoire. Sur le plan de l’olympisme, les rivalités internationales ne peuvent être que fécondes. Il est bon que chaque nation, dans le monde, tienne à accueillir les Jeux et à les célébrer à sa manière, selon son imagination et ses moyens. Il est éminemment souhaitable, au contraire, que les Jeux entrent ainsi, avec ce bonheur, dans le vêtement que chaque peuple tisse pendant quatre ans à leur intention. La France commettrait une lourde faute en n’allant pas à Tokyo. Elle en commet déjà une en s’insurgeant contre la décision du comité international d’attribuer les Jeux à Tokyo.
Raphaël Verchère : Si on veut être indulgent avec Coubertin, il faut prendre en compte d’autres facteurs qu’une simple adhésion à l’idéologie nazie. Certes il n’a pas critiqué les Jeux de Berlin, mais pour lui il était inenvisageable que le cycle des Jeux s’interrompe. Si un autre régime autoritaire avec une autre idéologie avait organisé les Jeux, il aurait sans doute eu la même attitude. Il y a une autre explication. L’institution qu’il a créée, le CIO, lui a survécu. Il a été mis sur la touche alors qu’il s’attendait à une forme de reconnaissance. Quand Hitler essaie de le séduire, il y est très sensible. Hitler a été malin en évoquant l’héritage des Jeux de l’Antiquité, en proposant de financer des fouilles en Grèce. Coubertin a presque été acheté par les nazis. L’idéologie vient après. Coubertin a lutté contre une forme d’intellectualisme qui opposait le corps à l’esprit. Il était sur la ligne d’un esprit ardent dans un corps musclé. Il a pu être séduit par l’anti-intellectualisme et le culte du corps développé dans Mein Kampf.
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Jacques Goddet : N’insistons pas sur la farce du serment olympique. Lever le bras et prétendre à la face du monde que l’on va combattre dans un but désintéressé, c’est une facétie et une parade qui déshonorent les Jeux tout entiers. Si l’on tient beaucoup à ce geste, qu’on en change les légendes. Si l’athlète dit «je jure que je ne touche pas un fifrelin des organisateurs des Jeux pour participer à leurs réjouissances», il pourrait peut-être tenir son serment. Le professionnalisme est inévitable, qu’on le reconnaisse pour en limiter les effets.
Pierre de Coubertin : Quant à la querelle de l’amateurisme, quant à l’indignation provoquée chez quelques-uns par le Serment olympique, laissez-moi rire. Primo, il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’amateurisme. Secundo, il n’y a pas un mot dans le Serment, soigneusement rédigé par moi, qui fasse allusion à l’amateurisme. Disputes puériles. Seul importe l’esprit olympique. Tout le reste est littérature.
Raphaël Verchère : Coubertin a longtemps défendu l’amateurisme, qui était un moyen d’exclure les classes populaires qui n’avaient pas le loisir de pratiquer le sport. Dans un sens il a défendu l’amateurisme par opportunisme pour ne pas se fâcher avec d’autres aristocrates également partisans du sport qui étaient ses alliés, tel Georges de Saint-Clair, et a souvent confessé à la fin de sa vie ne pas accorder une très grande importance à cette question.
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Jacques Goddet : On est à la recherche d’êtres d’exception. Qu’il soit fait un sort à quelques hommes destinés à devenir des sujets de démonstration et de propagande cela n’est pas grave à condition que, derrière eux, la masse soit entraînée par l’exemple ou l’envie à cultiver son corps et sa santé.
Pierre de Coubertin : Le seul véritable héros olympique, je l’ai toujours dit, c’est l’adulte mâle individuel. Par conséquent, ni femmes, ni sports d’équipes. Mais comment ne pas admettre, à l’occasion de l’Olympiade, les femmes, les sports d’équipes et tous les autres jeux ? Il y avait ainsi, à Olympe, une enceinte sacrée, l’Altis, réservée au seul athlète consacré ; et toute une vie collective palpitait alentour. Avec les dérogations naturelles que nous impose la vie moderne, c’est ce qui s’est passé à Berlin. Au nom de quel rigorisme le condamner ?
Raphaël Verchère : Coubertin est réactionnaire, comme de nombreux hommes de son temps. Il est sexiste, racialiste, se présente comme un «colonialiste fanatique». Mais, sur certains points, il est résolument progressiste même s’il est entouré de monarchistes. Il est attaché à la démocratie au sens tocquevillien du terme, convaincu que les sociétés modernes seront républicaines, qu’il faut donc en admettre les principes. Ce qui l’intéresse dans le sport, c’est qu’il permet de faire survivre dans ce monde de plus en plus égalitariste des valeurs aristocratiques, celles d’une sorte de droit du plus fort, le champion en étant un, d’après Coubertin, essentiellement parce qu’il profite d’un avantage de naissance physiologique dont il peut tirer comme une rente. Non plus une aristocratie sociale, mais une aristocratie naturelle.
Par ailleurs, il a défendu l’idée que le sport pouvait constituer un moyen de contrôle social, en servant de défouloir aux mauvaises humeurs des masses naissant des injustices. Il a par exemple applaudi Theodore Roosevelt qui avait ouvert des salles de boxe dans des quartiers mal famés pour faire baisser la délinquance, selon le schéma que les classes laborieuses sont des classes dangereuses.
Au sujet des sports collectifs, Coubertin est convaincu de leur bénéfice, parce qu’ils mélangent entraide et concurrence individuelle : les individus doivent comprendre que leurs intérêts personnels doivent se fondre dans l’intérêt collectif, et une équipe de rugby représente la quintessence de cet état d’esprit. A tout moment, le rugbyman doit choisir entre l’action individuelle et le collectif. Son opposition à Goddet est sans doute surtout rhétorique.
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Jacques Goddet : Notre athlétisme, ce pelé, ce galeux n’est qu’un misérable fantôme.
Pierre de Coubertin : Pour réussir à la prochaine olympiade, il n’y a qu’une chose à faire : travailler. L’exemple allemand est là pour nous prouver ce qu’on peut obtenir si l’on se mêle de le vouloir. Si l’on me donnait à entraîner les concurrents, je vous assure qu’ils se présenteraient en bonne forme sur le stade ! Mais on ne m’a jamais rien demandé. Parce qu’on ne m’a jamais rien proposé. Parce que je ne tiens à rien, hors mon indépendance. Quand j’ai eu 70 ans, j’ai reçu de précieux témoignages d’estime et d’amitié de tous les coins du monde. Seule la France m’a oublié.
Raphaël Verchère : En matière de sport, la marotte de Coubertin, c’est le pentathlon, qui associe équitation, tir au pistolet, escrime, natation et course, des disciplines qu’un soldat se doit de maîtriser parce que la guerre, à l’époque, a changé. Le pentathlon illustre une forme de masculinité un peu guerrière, de débrouillardise, d’adaptabilité. La guerre ayant changé, on a à l’époque hésité à remplacer l’équitation par le vélo qu’utilisait l’armée, symbole d’une «Belle Epoque» où tout semble plus rapide pour ceux qui la vivent, au point de créer ce que Coubertin appelle la «névrose universelle». Selon lui, seul le sport permettra d’en guérir, par le «demi-entraînement» des corps qui les rendra adaptables.