Eric Champel sait qu’il risque de casser l’ambiance, avec sa «contre-enquête» sur l’attentat des JO de 1972, parue en mai sous le titre les Fantômes de Munich (éd. Solar). Qui a envie de remuer les fantômes du passé alors que la cérémonie d’ouverture des JO de Paris a ébloui le monde entier, et que les Français, enfin, se prennent au Jeux ? Qui a envie de convoquer cette image glaçante, gravée dans la mémoire collective, de ce terroriste cagoulé, filmé en mondovision sur la terrasse d’un bâtiment du village olympique, le 5 septembre 1972 à l’aube, juste avant de pénétrer dans l’appartement où loge la délégation israélienne ? Qui a envie, cinquante ans après, de rouvrir ce cold case, à ce jour «la plus sanglante tragédie du mouvement olympique» : la prise d’otages suivie de l’assassinat de onze athlètes israéliens par le commando palestinien Septembre noir, qui exigeait la libération de 236 militants palestiniens détenus en Israël, ainsi que d’Ulrike Meinhof, figure de la Fraction armée rouge.
Cet attentat «une addition de secrets d’Etat et de mensonges»
Mais le journaliste sportif, longtemps rédacteur en chef à l’Equipe, avait de bonnes raisons de s’y intéresser. Sa femme, allemande, que ce Toulousain rencontre à Bonn en 1974, son amitié avec Noah Klieger, le correspondant de l’Equipe en Israël pendant soixante ans, qui portait sur son avant-bras son matricule de déporté, mais aussi la conviction que : «Munich était […] une terrible tuerie dont il était bon de rappeler les dommages et les ravages aux plus jeunes générations.» Car cet attentat, écrit l’auteur de Foot : la machine à broyer et de Fifagate (coécrit avec Philippe Auclair) «reste une addition de secrets d’Etat et de mensonges répétés» qui continue à hanter l’histoire olympique, et fait planer une «menace spectrale» sur l’édition parisienne, neuf mois après le massacre du 7 Octobre et en pleine guerre sanglante entre Israël et le Hamas à Gaza. Avant l’arrivée à Paris de la délégation israélienne, logée dans un endroit tenu secret du village olympique, trois athlètes ont d’ailleurs reçu un message de menace faisant référence à Munich.
Eric Champel revient sur la responsabilité accablante de l’Allemagne dans ce fiasco, avant, pendant et après l’attentat. Malgré le contexte de menace terroriste élevé, les nombreuses alertes des services de renseignement et un rapport «qui aurait pu tout changer» (rédigé par le psychologue de la police bavaroise, il prévoyait exactement le scénario du 5 septembre), les autorités ont refusé de prendre les mesures de sécurité qui s’imposaient. Pourquoi ? Moins de trente ans après la Shoah, l’Allemagne rêvait de faire de Munich «les Jeux de la rédemption et de la réconciliation». Résultat : on rentre dans le village olympique comme dans un moulin. Rien à voir avec le quartier ultra-sécurisé où sont logés les athlètes pour cette édition, en Seine-Saint-Denis. «Pas de murs, pas de chiens de garde, pas de barbelés, la consigne a été claire. Il n’est pas question de compromettre les Jeux de la joie et de l’allégresse en faisant la moindre allusion à ceux de la honte à croix gammée, en 1936 à Berlin.» Habillés en Courrèges, les policiers allemands ne portent ni armes ni képi, «dans une séquence très “Peace and Love” et fleurs dans les cheveux». Là encore, rien à voir avec les 35 000 Robocop mobilisés pour assurer la sécurité des Jeux parisiens. Ni avec le quartier ultrasécurisé où sont logés les athlètes pour les JO de 2024.
La police allemande a refusé que le Mossad participe à l’opération
Pendant la prise d’otages, la police oublie de couper l’électricité, et les terroristes, devant leur télé, peuvent scruter les déplacements des tireurs d’élite sur les toits d’en face. Quant à l’assaut sur le tarmac de l’aéroport militaire de Fürstenfeldbruck, il se finit dans un bain de sang, la police allemande ayant refusé, pour des raisons de souveraineté territoriale, que le Mossad participe à l’opération. Une «honte incommensurable» pour Bonn, cinglera son chef, Zvi Zamir, à son retour en Israël. L’Etat hébreu lance alors l’opération Colère de dieu, destinée à éliminer un à un les responsables de Munich : quatre terroristes seront tués à Paris dont Mohamed Boudia, le chef de la branche européenne du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) – et mentor du terroriste Carlos. Une opération qui rappelle à Eric Champel celle, connue sous l’acronyme «Nili», pour éliminer les chefs du Hamas jugés responsables de l’attaque terroriste du 7 octobre.
Autre télescopage avec le 7 octobre, les déclarations d’un Jean-Paul Sartre, juste après l’attentat de 1972, justifiant le terrorisme comme «une arme terrible, mais les opprimés pauvres n’en ont pas d’autres» ou d’un Edwy Plenel affirmant qu’«aucun révolutionnaire ne peut se désolidariser de Septembre noir». Des propos que le fondateur de Mediapart récuse aujourd’hui, mais qui rappellent le refus de certains représentants de La France insoumise de qualifier de «terroristes» les crimes du Hamas. Et au-delà, la complaisance d’une frange de la gauche radicale envers l’action violente.
Un ancien nazi aurait joué les intermédiaires…
Mais la suite n’est guère plus glorieuse pour l’Allemagne : s’appuyant sur diverses sources, le journaliste donne crédit à la thèse que Bonn aurait dealé avec les Palestiniens «la remise en liberté des trois terroristes» encore en vie et détenus en RFA «contre la promesse de paix sociale, ni sang ni attentat» sur son sol. De fait, après le détournement d’un Boeing de la Lufthansa, les trois «combattants pour la liberté» seront accueillis en héros à Tripoli. Un ancien nazi aurait joué les intermédiaires, en plus du rôle central joué par la Libye et son leader Khadafi dans la préparation et le financement de l’attentat de Munich.
Cinquante ans après la tuerie, Berlin a enfin accepté de regarder cette tache en face. Un accord d’indemnisation a été conclu avec les victimes, juste avant une cérémonie d’hommage en septembre 2022 qui a vu le président allemand demander pardon «pour le manque de protection» des athlètes israéliens et «le manque d’explications par la suite». Une commission d’historiens a aussi vu le jour, promesse d’ouverture des multiples archives encore classifiées. De son côté, le Bavarois Thomas Bach a été le premier président du Comité international olympique (CIO) à rendre hommage aux victimes de Munich, à Tokyo en 2021. Cette fois, la cérémonie aura lieu le 6 août à l’ambassade d’Israël.
JO 2024 : le «sport est au cœur de la géopolitique du monde»
Ce faisant, Bach redore le blason d’une institution décriée. A peine douze heures après l’attentat, le président du CIO de l’époque, un Américain aux sympathies pro-nazi avérées, proclamait la reprise de la compétition : «The Games must go on.» Pour Eric Champel, les Jeux de Munich, berceau d’Adidas, inaugurent aussi le triomphe du sport business, et la cérémonie d’ouverture sur la Seine ne fait que confirmer la puissance de «l’industrie du sport spectacle». Mais Munich fait voler en éclats une autre «imposture» : «Les Jeux de 1972 ont sifflé la fin de l’idéal olympique», et ceux de 2024 confirment que le «sport est au cœur de la géopolitique du monde.»
Il en veut pour preuve ce «triste symbole» : la frappe du Hezbollah qui a tué douze Israéliens âgés de 10 à 16 ans dans la ville druze de Mjadal Shams, a eu lieu… sur un terrain de foot. La trêve olympique a fait pourtant l’objet d’une résolution solennelle, votée en novembre par 118 des 193 Etats membres de l’ONU. Bannie des JO 2024 à cause de la guerre en Ukraine, la Russie a voté contre. Et Moscou continue de grignoter du terrain dans la région de Donetsk. Eric Champel ne donne pas pour autant dans le JO-bashing. «La trêve olympique est un doux rêve. Mais la magie des Jeux opère, car les gens ont envie de se laisser réenchanter.»
Les Fantômes de Munich. Contre-enquête sur l’attentat des JO de 1972, le cold case le plus tragique de l’histoire du sport, et ses conséquences sur Paris 2024, d’Eric Champel, éditions Solar, mai 2024, 224 pp., 19,90 €.