Oleksandr Khyzhniak a-t-il un souvenir distinct d’un entraînement sous les bombes ? Triturant sa médaille d’or de ses épais doigts rougis par l’effort, le boxeur ukrainien catégorie mi-lourds s’emporte quelque peu. «Chaque entraînement est difficile. Les bombes frappent tous les jours. Ce n’est pas comme dans un film où on peut isoler le meilleur moment à raconter», soupire le champion olympique, las de son combat et du conflit en cours. Mercredi 7 août, Oleksandr Khyzhniak a remporté la troisième médaille d’or de son pays aux JO de Paris – et la première de sa carrière. A Poltava, à l’ouest de Kharkiv, la guerre déclenchée par l’invasion russe s’est invitée quotidiennement dans ses sessions d’entraînement. Comme des dizaines d’athlètes de délégations d’autres pays en guerre, il a dû faire avec.
Récit
«Une nuit, j’ai été réveillée par les bombardements, se remémore sa compatriote Oksana Livach, revenue bredouille de ses épreuves en lutte libre. C’était six mois avant les Jeux, nous nous préparions aux championnats d’Europe de lutte. J’étais effrayée, mon cœur battait fort.» Originaire de Lviv, l’athlète s’entraîne alors à la base olympique de Kyiv. «Le lendemain, c’était dur de se concentrer et de faire abstraction.» Les sirènes incessantes qui retentissent n’aident pas. Les sportifs souffrent aussi de l’absence d’électricité due aux attaques russes sur les centrales du pays, du manque d’eau chaude et d’air climatisé. «La guerre est une pression constante pour les athlètes ukrainiens», résume la sportive de 27 ans, qui a revêtu une robe traditionnelle vychyvanka pour sa déclaration publique, jeudi 8 août, à la Maison olympique ukrainienne, au cœur du Parc des nations de la Villette, à Paris.
Wassim Abou Sal a lui aussi connu une préparation perturbée par la guerre. A 20 ans, le boxeur palestinien participe pour la première fois aux JO. Mais depuis la guerre entre Israël et le Hamas, s’entraîner est devenu presque impossible. L’athlète – qui est aussi le premier boxeur palestinien à se qualifier pour des Jeux – vit à Ramallah, en Cisjordanie occupée. Son entraîneur, lui, est originaire de Gaza mais s’est exilé au Caire, en Egypte. «Pour s’entraîner, c’était difficile. Je l’ai eu en appel vidéo tous les matins», explique Wassim Abou Sal auprès de France Bleu Maine. Arrivé à Paris, le sportif se disait honoré de représenter le sport palestinien. «Cette compétition permettra une pause dans la rude réalité», confiait-il aussi à Libération.
«Je connais beaucoup de gens qui ont été tués»
Même pour les athlètes déplacés loin des zones de conflit, la guerre peut continuer de peser. Yahya al-Ghotany vit en Jordanie. En 2012, il a quitté sa Syrie natale alors qu’il avait 9 ans. Depuis, le porte-drapeau de l’équipe olympique des réfugiés vit avec ses six frères dans une maison en tôle du camp de réfugiés d’Azrag. C’est là qu’il a appris à pratiquer son sport. A la Fondation humanitaire du taekwondo, il s’entraîne avec les moyens du bord. Peu d’équipement et d’électricité, pas d’eau courante alors que les températures estivales flirtent avec les 43°C. «Pour les JO, Yahya a pu sortir pour s’entraîner à différents endroits, avec l’équipe nationale jordanienne, avec des écoles de taekwondo et des associations», détaille son coach, Asif Sabah. Des allers-retours contraignants : «A chaque fois, il devait demander la permission pour sortir du camp et y revenir, louer des logements à l’extérieur…» énumère-t-il. Pour lui, la défaite de son poulain de 21 ans en qualifications est due à ces difficiles conditions d’entraînement autant qu’à son manque d’expérience.
Reportage
«Mentalement aussi, c’est très difficile», souligne Yazan al-Bawwad, nageur palestinien de 24 ans. Il y a trois ans, il participait déjà aux JO de Tokyo, mais cette édition parisienne revêt une dimension particulière, alors que le conflit à Gaza est entré dans son dixième mois. «Je connais beaucoup de gens qui ont été tués», confie-t-il. Et même si Yazan al-Bawwad vit et s’entraîne aujourd’hui à Dubaï, impossible de ne pas y penser. «Quand tu te réveilles et que tu regardes les infos, tu te sens vide. Tu n’as pas envie de bouger, de te lever, de faire du sport. Tu as juste envie de vomir.»
Et les performances s’en ressentent. A l’épreuve de tir à 10 mètres, la Yéménite de 38 ans Yasmine al-Raimi a été classée 40e sur 45. «J’ai été critiquée pour ça sur les réseaux sociaux par des personnes qui ignorent les circonstances dans lesquelles je m’entraîne, déplore-t-elle. [...] J’ai fait de mon mieux.» De 2016 à 2020, la tireuse n’a pas pu pratiquer ni participer à des compétitions en raison de la guerre civile. Depuis, elle s’entraîne dans des clubs non spécialisés à Sanaa, la capitale, au gré des bombardements et sans coach professionnel. «Mon niveau est meilleur qu’avant», se console-t-elle. Aux JO de Tokyo, elle avait terminé 52e sur 53. «Chaque athlète présent ici est déjà un héros», résume l’Ukrainienne Oksana Livach, micro en main, les yeux rivés sur la quarantaine de personnes venue l’accueillir à la Maison olympique ukrainienne.
Si la compétition est difficile, certains athlètes saisissent l’opportunité pour alerter sur les conflits dans leur pays. «Je considère le sport comme un outil pour diffuser notre message d’humanité, de paix, de résistance, revendique Yazan al-Bawwad. Je sais que beaucoup de gens nous regardent.» Le soir de la cérémonie d’ouverture, son compatriote Wassim Abou Sal a revêtu une chemise blanche avec des motifs d’avions de guerre larguant des missiles sur des enfants. «Les guerres ont toujours été présentes dans les compétitions», rappelle Lukas Aubin, directeur de recherche à l’Iris et coauteur de la Guerre du sport : une nouvelle géopolitique (éditions Tallandier, 2024). Mais cet été, la situation est particulière, ajoute le chercheur. «On est dans un moment géopolitique et militaire de très haute intensité, avec la guerre à Gaza, l’Ukraine, le Yémen… Les Jeux de Paris sont les plus conflictuels depuis la chute de l’URSS en 1991.»
Reportage
Face à une telle tension, l’enjeu sportif, lui, est pour beaucoup décuplé. Et la pression d’autant plus forte pour les compétiteurs. «Je sens que je ne suis pas un athlète comme les autres, concède Yazan al-Bawwad. Je suis plus médiatisé, j’ai beaucoup d’interviews…» Arborant un tee-shirt aux couleurs de l’Ukraine, Oleksandr Khyzhniak évoque lui aussi une «responsabilité qui stimule et motive chacun d’entre nous». Sa médaille dorée sur les genoux, le champion olympique insiste : «Cette médaille n’est pas pour moi. Elle est pour l’Ukraine, pour les soldats au front qui protègent la paix. Pour les enfants qui boxent et pensent que c’est impossible.»