«Ce n’est pas parce qu’un athlète handicapé va réaliser l’exploit de faire un 200 m à la nage qu’il peut enfiler son slip tout seul le matin», déclare Tsilla, le ton caustique. Pour cette Montpelliéraine de 26 ans, elle-même polyhandicapée, la sur-héroïsation des personnes en situation de handicap, notamment à l’occasion des Jeux paralympiques, n’est pas représentative de ce qu’elles vivent au quotidien. «Il y a cette idée que le handicap peut se dépasser. Or pour certaines personnes, se dépasser c’est juste sortir de son lit le matin», rappelle la jeune femme. Problème : les contenus proposés autour des personnes handicapées les mettent souvent en scène en train de réaliser des exploits, parfois au mépris de la réalité du quotidien. Avec un même enjeu : inspirer.
Représenter les personnes handicapées comme des sources d’inspiration est un procédé tellement courant, qu’un terme a été inventé pour qualifier le phénomène : l’«inspiration porn» (ou «pornographie de l’inspiration»). A l’origine du concept : Stella Young, militante australienne pour les droits des personnes en situation de handicap : «Je ne compte plus le nombre de fois où un étranger est venu vers moi pour me dire à quel point j’étais courageuse ou inspirante […]. Il me félicitait de réussir à me lever le matin et à me souvenir de mon propre nom», expliquait-elle en 2014, lors d’une conférence TEDx. Ajoutant, comme si les personnes handicapées ne pouvaient pas avoir d’autre rôle social : «Pour beaucoup, les handicapés ne sont pas nos professeurs, nos docteurs ou nos prothésistes ongulaires… Nous ne sommes pas de vraies personnes, nous sommes là pour inspirer.»
Injonction au dépassement
Derrière le concept d’inspiration porn, ce que la militante et les associations antivalidisme pointent du doigt, c’est l’objectification de la personne handicapée, qui devient inspirante à cause de son handicap et non pour ce qu’elle est. «C’est un vecteur d’inspiration malsain car il repose sur l’absence de capacités, ou la différence de quelqu’un. Il invisibilise la personne et la réduit à son handicap. Mais les personnes handicapées n’ont pas pour but d’inspirer», soutient Manon Cools, coordinatrice au sein de Esenca, syndicat belge des personnes en situation de handicap. Elle précise : «On voit beaucoup, dans les médias, la mise en avant des récits de vie qui s’attardent sur les vécus : comment et à quel moment le handicap est arrivé, etc. Cela ne permet pas à la personne d’expliquer qui elle est vraiment, avec ses passions, son travail…»
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Une forme de comparaison sociale s’amorce ainsi, entre le spectateur et la personne qui témoigne. Le premier se sent soulagé de ne pas être à la place de l’autre, mais se sert du témoignage pour se motiver : «Si elle le fait, je peux aussi.» Pour Manon Cools, il s’agit d’une forme de validisme, certes bienveillante, mais qui peut être désastreuse, notamment parce qu’elle induit l’injonction, pour les personnes handicapées, à devoir se dépasser. Stella Young l’illustre dans sa conférence, avec des memes et citations repris sur les réseaux sociaux. Exemple : «Le seul handicap est une mauvaise attitude.» La militante se moque : «J’ai beau sourire, cela ne change pas un escalier en rampe d’accès.» Béatrice Pradillon, cofondatrice de l’association Les Dévalideuses, va encore plus loin : «Cela donne l’image du bon handicapé d’un côté, celui qui ne se plaint pas, qui va essayer de dépasser sa situation, de garder le sourire, plein d’énergie et puis de l’autre côté, le mauvais handicapé, celui qui se laisse aller dans son handicap, qui n’essaie pas de le surmonter.»
«Quitter la phase de récit pour replacer le handicap dans un contexte politique»
«Individualiser le handicap, c’est balayer tout ce que l’on ne veut pas voir», poursuit Béatrice Pradillon. C’est là l’autre écueil de l’inspiration porn : la personnification du handicap. Les contenus inspirants ne montrent qu’une infime partie du quotidien des personnes handicapées et ne permettent pas d’en englober les enjeux collectifs, sociétaux et politiques. «Chaque fois que l’on met en exergue un individu, on ne parle pas des autres qui restent dans l’ombre et dont on ne fait pas cas des problématiques» développe la militante des Dévalideuses. Même son de cloche du côté d’Esenca. Comprendre le handicap comme un enjeu collectif est un premier levier pour dépasser nos biais, selon Manon Cools, qui insiste sur l’importance de «quitter la phase de récit pour replacer le handicap dans un contexte politique, sociétal afin de comprendre ce qui met aujourd’hui en difficulté les personnes handicapées».
L’inspiration porn est un mécanisme présent partout : dans les films, dans les livres, dans les médias et en chacun de nous. «On l’a tous fait avant de savoir ce que c’était», relativise Béatrice Pradillon. Alors comment lutter contre ce biais intériorisé, qui part d’une démarche bienveillante ? Pour la militante, cela commence par l’écoute et la sensibilisation : «On sent que ça touche les gens quand on parle avec des exemples.» Et pour Tsilla, «il faut reconstruire notre rapport à la fragilité et à la souffrance», pour ne plus voir dans l’autre que ce qui nous inspire, mais également prendre en compte la vulnérabilité : «C’est ce qui rend humain.»