Le 14 janvier 2025, Charlie Dalin (Macif Santé Prévoyance) enlevait à 40 ans la 10e édition du Vendée Globe, le tour du monde en solitaire, sans assistance et sans escale à bord de monocoques de 60 pieds. En explosant le précédent record de près de dix jours : 64 jours et 19 heures de courses, un mano a mano électrique avec Yoann Richomme (Paprec Arkéa) durant toute la remontée de l’Atlantique, et un secret. Que le skipper a décidé de garder dans son cercle restreint jusqu’à aujourd’hui et la parution d’un livre (1) racontant sa vie de marin et son exploit : il savait depuis plus d’un an souffrir d’un cancer. S’il a bouleversé son quotidien et son approche de la compétition, ce dernier n’aura donc pas empêché Dalin, marié et père d’un petit garçon, de participer à l’une des épreuves sportives les plus longues et les plus physiques qui soient, plus de deux mois dans le tambour d’une machine à laver à déplacer des centaines de kilos et à prendre des décisions au cordeau. Transparent, très attentif et direct, il s’est confié pendant près d’une heure à Libération.
Comment avez-vous pris la décision de partir ?
En plusieurs étapes. On m’a annoncé la tumeur le 25 octobre 2023, plus d’un an avant le début du Vendée Globe. Là, c’est : est-ce que je vais voir grandir mon fils ? Je ne pense à la course à aucun moment. Enfin… Je devais disputer la Jacques-Vabre [désormais Transat Café l’Or, ndlr], dont le départ était donné quelques jours plus tard, pour pouvoir m’aligner sur le Vendée. J’y suis allé quand même. Juste le départ avec un abandon rapide [le jour même du départ, le 7 novembre], un retour express à la maison. Les résultats de la biopsie sont tombés le 15 novembre : tumeur gastro-intestinale, un Gist dans le jargon. J’ai su ce jour-là qu’un médicament existait, à prendre par voie orale. J’étais alors devant plusieurs inconnues.
Lesquelles ?
La première : est-ce que le traitement va marcher ? La deuxième : quels effets secondaires, sachant que ceux du Doliprane ne tiennent déjà pas sur une page ? Trois : quelle incidence sur la souffrance, alors que je ne pouvais pas passer une nuit complète sans antidouleurs ? J’ai eu la chance de trouver mon traitement dans une pharmacie proche de Concarneau [son port d’attache, dans le Finistère]. Au bout de trois jours, j’ai pu arrêter les antidouleurs. J’avais encore mal, mais ça allait. Mi-janvier, le professeur Axel Le Cesne, qui me suivait au centre de lutte contre le cancer Gustave-Roussy de Villejuif [dans le Val-de-Marne], m’a expliqué que la tumeur n’était pas ultra-virulente. Il s’occupait aussi d’athlètes engagés dans leur préparation olympique. Lui m’a plutôt encouragé à y aller.
Qu’avez-vous ressenti ?
Je me suis retrouvé sur mon petit nuage.
Parce que vous y retourniez ?
Quatre ans plus tôt, j’ai passé la ligne d’arrivée le premier mais j’ai été classé second, à 2 h 30 de Yannick [Bestaven, qui concourrait avec le Maître Coq IV, s’était vu allouer un débours de 10 h 15 pour avoir participé au sauvetage de Kevin Escoffier durant l’épreuve]. La décision du jury était juste : le jour où un concurrent hésitera à aller en repêcher un autre pour gagner une course, ce sera la fin. Pour autant, ça n’avait pas été facile à vivre. J’avais cassé mon foil [des sortes d’ailes qui sortent de chaque côté de la coque, dont le rôle est d’empêcher le bateau de dériver, mais aussi de lui faire gagner de la vitesse en le sortant de l’eau, limitant ainsi les frottements] bâbord, ce qui m’avait lourdement handicapé quand il avait fallu remonter l’Atlantique. Lorsque j’ai appris pour la maladie, je me suis dit : c’est fichu, j’ai raté mon shot. Je n’aurai plus d’autre occasion.
De là à faire passer l’aspect sportif avant la santé…
La question de repartir ou non sur le Vendée Globe ne s’est jamais posée en ces termes. J’ai passé de nombreux scanners les mois suivants. S’il y avait eu la moindre réserve venant du milieu médical, je n’aurais pas pris le départ du Vendée Globe. J’ai perdu 4-5 kilos avant le premier scanner, mais je les ai repris très vite. Mon épouse m’a encouragé à naviguer. Après, oui, il a fallu trouver des solutions. La première course que j’ai disputée ensuite, entre Lorient et New York, je l’ai terminée à la 4e place. Mon plus mauvais résultat depuis que je fais de la course au large.
La gestion de la douleur posait problème ?
Pas vraiment. Elle ne durait jamais très longtemps. Le gros chantier, c’était la fatigue liée aux effets secondaires du traitement. Et le sommeil. Je pense être assez précis, avec une propension à peaufiner les moindres détails. Pour mieux récupérer, il a fallu lâcher un peu là-dessus. A l’arrivée, je devais m’y retrouver. Le Macif avait bien entendu été conçu très en amont, mais il s’est trouvé être adapté à cette nouvelle réalité : un bateau ultra-compact, 60 centimètres entre la table à carte et la bannette où je dormais, le réchaud en tendant le bras gauche depuis la bannette, la zone de manœuvre toute proche… Plus généralement, avec mon préparateur mental Jean-Pascal Cabrera, on avait organisé une sorte de boîte à outils répondant aux différentes situations pouvant se présenter pendant la course. Un coup de mou, par exemple. Une avarie. Une indécision stratégique.
En cas d’indécision stratégique, on fait quoi ?
Ça dépend. Ça peut être un geste, une parole que l’on répète comme un mantra. Une manière de respirer où on insiste sur l’inspiration. J’appelle ça ma «pharmacie mentale». Se frotter les tempes ou bien se masser la ride du lion, au-dessus du nez.
D’une manière générale, on a l’impression, en vous lisant, d’une épreuve extrêmement difficile, traumatisante physiquement, ne vous laissant même pas le loisir de prendre une douche sur toute la longueur de la course faute de pouvoir décélérer pour vous rincer et sous la pression constante de vos concurrents. Où est le plaisir ?
(Longue réflexion) Il s’est passé quelque chose de particulier quand nous avons quitté le port des Sables-d’Olonne [en Vendée] : je suis sûr d’avoir été, à ce moment-là, le plus détendu des 40 skippers en compétition. J’étais profondément heureux d’être là. De par ce que j’avais traversé depuis l’annonce de la maladie un an plus tôt, prendre le départ était déjà une victoire. D’une certaine façon, j’étais détaché du résultat comme jamais auparavant.
Vous êtes pourtant sorti vainqueur d’un bras de fer féroce avec Yoann Richomme, témoignant d’un engagement total.
Il ne faut pas confondre le détachement et la détermination. L’un n’empêche pas l’autre. J’ai juste pris le départ avec l’idée qu’il y avait des choses plus importantes dans la vie qu’un mauvais choix stratégique en course. Pour en revenir à la notion de plaisir, il y a aussi la vitesse. Avant, seuls les grands multicoques pouvaient jouer avec les systèmes météo. Aujourd’hui, les foils sont tellement efficaces que l’on peut parfois surfer sur les dépressions, c’est-à-dire les prendre de vitesse pour aller chercher des conditions météo favorables avant qu’elles ne nous tombent dessus. Tu te réveilles d’une sieste d’une heure et tu as avalé 50 kilomètres dans l’intervalle.
Lors d’une course avalée à cette vitesse, qu’est-ce qu’on voit d’autre que son cockpit et l’écran d’ordinateur ?
L’ordinateur, tu as le nez dedans entre cinq et sept heures par jour. Une petite journée de bureau en plus de tout le reste : le matossage [le déplacement du matériel sur un voilier pour garder le bateau à plat et augmenter la vitesse], les réparations, etc. Mais si tu veux voir ce qu’il y a dehors, tu vois des choses quand même.
Au milieu de l’océan ?
La couleur de l’eau. Les nuages.
Les nuages ?
Quand tu traverses les alizés, à partir des îles Canaries et de Madère, tu vois des petits cumulus, penchés vers le côté. Dans les mers du Sud, les nuages sont très différents : lourds, plombés, ils se confondent avec la couleur de l’eau. Lors du dernier Vendée Globe, j’ai voulu retrouver les marqueurs du voyage alors que, comme vous dites, vous pouvez choisir de dévaler la course sans vraiment lever le nez. Les krills par exemple, ces petits crustacés qui vivent dans les eaux froides, tu les retrouves sur le pont. Ou la durée entre le coucher et le lever du soleil. Tu navigues entre les deux hémisphères : la nuit prend le pas sur le jour, puis ça s’équilibre à l’approche de l’équateur, puis ça s’inverse… Quand je voyage en avion, j’aime bien regarder à travers le hublot. Je voulais aussi accrocher ma propre réalité aux fuseaux horaires. Savoir à côté de quelle ville j’étais. Quand je suis passé non loin de l’Australie, j’ai appelé un oncle qui vivait là-bas. On a discuté un peu.
Vous vous êtes raconté quoi ?
(Sourire) C’était parfaitement anodin. Sur un bateau ou à terre, l’homme reste un animal diurne. Qui dort plus la nuit. D’autant qu’on voit moins bien les voiles qu’en plein jour.
Quelle est la part d’aventure dans un Vendée Globe aujourd’hui ?
Tous ceux qui se disputent la victoire sont ingénieurs de formation. Je trouve qu’il y a quelque chose de paradoxal. Clairement, tu dois tout maîtriser : la nutrition, l’ergonomie, le matériel embarqué. Pour autant, tu ne sais rien de ce qui va t’arriver. Ni pour combien de temps tu pars. Juste après le départ des Sables, j’ai eu un trou dans une voile. Ce n’était pas grand-chose, la voile était encore sèche, sans être gorgée de sel et il suffisait de coller un patch. Mais la nuit n’était même pas tombée qu’il s’était déjà passé quelque chose.
Est-ce que le fait de parler aujourd’hui des conditions dans lesquelles vous avez gagné le Vendée Globe vous a coûté quelque chose ? Vous a plutôt soulagé ?
(Il prend le temps) Ce sont surtout les médecins qui m’ont permis de réaliser à quoi le fait de communiquer sur mon cas pouvait servir. Ça peut aider les autres. Après, je vous avoue que les mots «tumeurs» ou «cancer» ont du mal à sortir quand j’en parle. J’ai plutôt tendance à parler de «ce type de maladie», des expressions plus neutres. Après, il peut y avoir une forme de soulagement de m’exprimer sur l’envers du décor.
Comment allez-vous ?
Après mon opération au retour du Vendée, j’ai fait une rechute. Plus sévère. Je prendrai la décision cet hiver quant à la suite de la saison sportive.
(1) La Force du destin, écrit en collaboration avec Didier Ravon, journaliste à Libération. Gallimard, 205 pages, 20 euros. A paraître jeudi 9 octobre.