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Coupe du monde de rugby : les Anglais en opération rachat

Coupe du monde de rugby 2023 en Francedossier
Les bonnes performances du XV de la Rose, qui joue une place en demi-finale ce dimanche contre les Fidji (à 17 heures), masquent momentanément les difficultés économiques que traverse le rugby anglais, dont le modèle n’a pas résisté à la crise sanitaire du Covid-19.
Le demi d'ouverture et capitaine anglais Owen Farrell (au centre) s'adresse à ses coéquipiers lors de la séance d'entraînement, à Aix-en-Provence, le 14 octobre 2023. (Clement Mahoudeau/AFP)
publié le 15 octobre 2023 à 7h47

Tout convalescents qu’ils sont après deux années de détresse sur le plan sportif, les joueurs du XV de la Rose tiennent, ce dimanche, une belle opportunité de se hisser jusqu’en demi-finale. Encore faut-il vaincre l’outsider fidjien à Marseille ce dimanche, lui qui les avait terrassés dans leur antre de Twickenham (30-22) en août dernier. Ce serait là la seule éclaircie pour le rugby anglais, plongé depuis plus d’un an dans un marasme à l’issue incertaine, et qui continue de le tourmenter.

Il y a deux semaines, le directeur général de la fédération britannique de rugby (RFU), Bill Sweeney, s’est heurté à la rébellion de 30 cadres de l’instance. Les hauts gradés en question avaient paraphé une résolution contestant son leadership et fait part de leurs craintes quant aux finances de la RFU, et plus globalement celles de l’ovalie britannique tout entière, considérées en péril.

Preuves funestes à l’appui : les disparitions successives, au cours des douze derniers mois, de quatre clubs de l’élite – les Wasps, les London Irish, Worcester et tout récemment les Jersey Reds. Les deux premiers cités étant des institutions du rugby européen. Les premières secousses débutent fin septembre 2022, avec le placement en redressement judiciaire des Worcester Warriors. La holding qui contrôlait les contrats des joueurs et de l’encadrement est liquidée quelques jours plus tard par un tribunal londonien spécialisé, leur ouvrant ainsi la porte pour signer dans d’autres équipes.

Le club des Midlands, à qui le fisc réclame près de 7 millions d’euros, est relégué en Championship (2e division du rugby anglais), où il entame la saison 2023-2024. Au même moment, en octobre 2022, c’est au tour des Wasps – qui pèsent six titres nationaux et deux sacres européens – de ne plus pouvoir offrir les garanties financières pour combler leurs dettes.

Puis, au printemps, la presse apprend que les employés des London Irish, incluant les joueurs et le staff, n’ont pas reçu leur paye du mois d’avril. La présidence américaine des Londoniens avait annoncé en amont des retards de paiement. Selon les médias outre-Manche, la dette du club londonien s’élevait ainsi à 30 millions d’euros.

Ces chutes en série alimentent alors la crainte d’une spirale sans fin. D’autant que personne n’est épargné. Au total, les pertes combinées des clubs au cours des six dernières années s’élèvent à près de 300 millions de livres sterling (340 millions d’euros), d’après les chiffres communiqués par la Premiership. Un rapport de la RFU estime à 40 millions de livres les pertes pour la saison en cours.

Les salaires dans le viseur

Comment les finances de telles écuries historiques ont-elles pu à ce point dégringoler ? Pour cela, il faut partir des recettes générées par les clubs. Comme pour tout sport ou presque, il existe trois mannes financières : les recettes de billetterie, le sponsoring et les droits télé. Plus un championnat est attractif, plus il attire de spectateurs et plus ces sources de revenus augmentent en conséquence.

Or, dans le cas du rugby anglais, la crise sanitaire née du Covid-19 a d’un coup paralysé un modèle déjà peu stable financièrement, contrairement à son voisin français. La baisse du pouvoir d’achat, conjuguée à l’arrêt momentané des parties, a généré moins de rentrées d’argent. Malgré les aides, ces clubs se sont retrouvés en défaut de paiement.

«Cette période post-Covid a fait surgir tous les maux qui gangrènent le modèle anglais, et a mis en lumière tous les problèmes qui étaient jusqu’ici sous la surface, estime Tony Collins, professeur d’histoire à l’université de Montfort et auteur de plusieurs ouvrages sur le rugby, dont «une histoire sociale de la RFU» (A Social History of English Rugby Union, non traduit). Les salaires des joueurs sont trop élevés par rapport aux revenus qu’ils peuvent générer. Ce modèle n’est pas voué à être durable. Presque tous les clubs de Premiership ont le même problème, qui engendre de grosses dettes.»

Le spécialiste cite l’exemple des Leicester Tigers, «un club qui attire les foules, mais empêtré dans la mauvaise gestion de ses salaires». Au début de l’année 2023, «ils ont dû solliciter une aide» de 13 millions de livres afin de rester à flots.

A la tête des instances, on blâme les précédentes mandatures, coupables de n’avoir pas su capitaliser sur la dynamique née du titre de champion du monde en 2003. «Le rugby anglais est trop ambitieux. En cela, il est difficile à rendre pérenne, explique Tony Collins à Libération. Le rugby a voulu se calquer sur le foot, le sport modèle en Angleterre, mais le foot est d’une popularité sans égale dans le monde, et beaucoup de personnes œuvrant pour le rugby anglais pensent qu’il peut rivaliser avec le foot. C’est une vision périlleuse.»

Plusieurs options de relance

Inquiet par la conjoncture, le gouvernement britannique a diligenté, en 2022, une enquête parlementaire et a détaché des conseillers indépendants pour proposer des solutions afin de pérenniser le modèle. Un peu comme il l’avait fait pour le football, lorsqu’il avait proposé d’introduire un régulateur indépendant face aux finances peu enviables des cylindrées de Premier League.

La RFU et la Premiership, bien conscientes du contexte, avaient elles aussi réfléchi à plusieurs options de relance. En 2019, elles avaient scellé un accord avec la société de capital-investissement CVC Capital Partners, qui permettait aux treize clubs aux fonds déjà peu robustes de percevoir plus de 200 millions de livres et se donner un peu d’air.

Guidée par le même souci d’équilibre des finances, la Premiership avait, à ce titre, enclenché en juin 2021 une expansion de son championnat de douze à quatorze clubs – la saison passée avait démarré à treize –, tout en réduisant le risque de relégation avec un barrage entre le dernier de la phase régulière et le premier de Championship (la D2). Trop tardive, la manœuvre n’a pas eu l’effet escompté. Pis : le délitement vitesse grand V de ce modèle a forcé les instances dirigeantes à le revoir à la baisse.

En l’occurrence, la RFU a décidé de réduire le championnat à dix clubs à partir de la saison 2023-2024. Cette refonte doit permettre d’optimiser le calendrier, en limitant le nombre de matchs où les clubs anglais sont privés de leurs internationaux. Car, contrairement aux autres sports, le rugby de club se poursuit pendant les trêves internationales.

C’est le cas en ce moment : les rencontres de Top 14 ou de Premiership ont lieu les week-ends, en parallèle des matchs de la Coupe du monde. Or des confrontations amputées des meilleurs éléments abaissent la compétitivité, donc l’attractivité du championnat et les retombées économiques qui vont avec. A en croire le directeur général de la RFU, Bill Sweeney, c’est «l’un des problèmes majeurs» dont le secteur doit se saisir.

Côté revers, un agenda amputé de six rencontres va nécessairement engendrer une baisse des recettes globales. Dans le cas anglais, ce remodelage express a froissé le diffuseur BT Sport, qui n’a que peu apprécié de voir son acquisition perdre en valeur. Le groupe avait négocié des droits télé sur trois ans pour environ 130 millions d’euros. Selon le journal anglais Mail Sport, BT Sport a demandé une remise de plusieurs millions.

La ligue consent, d’autant que BT Sport est sans réel concurrent sur le marché. Elle tente toutefois de négocier coûte que coûte pour limiter la casse, et faire en sorte que les retombées soient suffisantes pour les clubs restants, voire que ces derniers soient de nouveau en capacité de concurrencer les équipes européennes sur le marché des transferts.

Fonds de soutien et contrats fédéraux à la rescousse

D’autres dispositifs ont été lancés en parallèle pour aider les clubs. La RFU et Premiership Rugby ont conjointement créé cet été un «fonds de soutien pour soutenir les joueurs et le personnel les plus touchés», tel que l’a annoncé le directeur général de Premiership Rugby, Simon Massie-Taylor. Les deux organisations vont également prendre à leur charge les contrats de 25 internationaux anglais évoluant dans ces clubs, dans le cadre d’un accord global chiffré à hauteur de 128 millions de livres (un peu moins de 150 millions d’euros), a dévoilé fin septembre le Sunday Times. Des systèmes de contrats fédéraux calqués sur ceux déjà en vigueur en Irlande ou en Nouvelle-Zélande. Le staff du nouveau sélectionneur, Steve Borthwick, pourra ainsi les superviser à sa guise, en concertation avec les clubs.

L’objectif de la mesure est aussi d’éviter la fuite des talents anglais à l’étranger. Les récents départs des internationaux Jack Willis et du très prometteur Henry Arundell vers le Top 14 français n’ont pas vraiment plu. Ancien joueur des Wasps, le premier s’est engagé dès le mois de novembre dernier avec Toulouse. Le second a signé cet été au Racing 92 en provenance des London Irish.

«Je l’ai déjà dit quelques fois, l’Angleterre a besoin que les meilleurs joueurs jouent en Angleterre», a répété Danny Care lors d’un point presse au camp de base des Anglais, au Touquet. S’il existe des moyens susceptibles d’aider le rugby de clubs et d’aider les clubs à être plus viables, alors, on pourra embarquer les joueurs», a poursuivi le demi de mêlée de 36 ans, sous contrat avec les Harlequins. En «fixant» sur le sol anglais les meilleurs joueurs, estime-t-il, on donne de la valeur au championnat. «Et c’est positif pour tout, comme les droits télé ou l’affluence dans les stades», assure le joueur.

Limitées par leur plafond salarial, les formations anglaises risquent aussi de prioriser à l’avenir les jeunes joueurs locaux, ce qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour le XV de la Rose. Les espoirs anglais auront plus de temps de jeu et seront plus vite prédisposés à intégrer la sélection. D’autres pistes pour solidifier les finances existent, comme élargir l’audience et toucher de nouveaux publics, en particulier les femmes et les jeunes. A cet égard, un bon parcours en Coupe du monde ne serait sûrement pas de trop.