Aux dernières nouvelles, il se murmurait que le président de l’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, réfléchissait à l’instauration d’un jour férié, lundi, en cas de victoire de son pays en finale de la Coupe du monde de rugby. La chose n’a pas été confirmée, mais c’est dire si l’affaire était prise plus qu’au sérieux aux confins du continent africain. De même qu’en Océanie où, malgré l’horaire inapproprié (8 heures du matin), tout un pays de 5 millions d’habitants convoitait un nouveau sacre censé réaffirmer la prééminence d’un monument du sport, toujours aussi légendaire à l’export, que concurrencé in situ par le rugby à XIII ou le netball.
«Quelque chose de plus grand encore qu’une simple finale de coupe du monde», abondait en amont l’entraîneur adjoint des Springboks, Mzwandile Stick, en faisant allusion au fait qu’une seule des deux équipes culminerait au sommet du rugby mondial au terme de la rencontre de ce samedi 28 octobre, conséquemment vouée à entrer dans la légende. Ne fut-ce que par la petite porte, râleront les grincheux, toujours pas remis de l’élimination de la France en quart de finale (et qui pousseront l’aberration, sinon la connerie, jusqu’à siffler l’arbitre, Wayne Barnes, sans doute encore jugé responsable… par collègue interposé), ou les esthètes qui rêvaient sous la drache d’une pluie d’essais, sur le vert gazon détrempé d’un Stade de France qui accueillait sa deuxième finale planétaire de rugby. La première, en 2007, avait été remportée par l’Afrique du Sud, sans marquer le moindre essai. La deuxième, idem, l’équipe l’ayant remporté 12-11.
Sauf que les comptes ne s’arrêtent pas là, puisque, après également 1995 et 2019, voici désormais l’Afrique du Sud seule nation sur terre avec quatre titres mondiaux quand les All Blacks, toujours considérés dans l’inconscient collectif comme un mythe suprême, voient leur compteur stagner à trois. Avec 60 % de possession, le double de ballons joués, de franchissements, de rucks ou de mauls gagnés, quasiment le triple de plaquages cassés et de franchissements, les joueurs d’Ian Foster ont gagné le match des stats, mais pas la coupe Webb-Ellis. C’est ainsi et, quoiqu’on pense de l’Afrique du Sud, souvent décriée, il faut, par-delà la part de chance qu’elle a su provoquer, lui concéder une volonté d’acier pour avoir remporté ses trois derniers matchs, tous à la vie à la mort, avec un seul point d’écart – un scénario qu’on ne devrait pas revoir dans les siècles à venir.
«On vient tous de milieux différents»
Les dernières minutes de la rencontre, l’ailier Cheslin Kolbe les a passées sur le banc, après un carton jaune reçu pour un en-avant volontaire. La tête enfouie dans son maillot, il n’a pas voulu regarder. Puis, une fois le verdict connu, le joueur, très croyant, s’est prosterné sur la pelouse, est parti enlacer plusieurs adversaires terrassés et, enfin, s’est joint à la liesse de ses partenaires. Jusqu’à ce printemps, Kolbe était au RC Toulon, où, longtemps blessé, il n’a pas eu du tout le rendement escompté – et vient de filer au Japon. Six mois plus tard, le jour de ses 30 ans, le voici couronné, après avoir été un des grands artisans du parcours victorieux. Idem de l’ouvreur Handré Pollard, débarqué à Montpellier après le titre de 2019, où, longtemps blessé (décidément), il a laissé en trois saisons un souvenir des plus évasifs – avant de prendre la direction de l’Angleterre. Or, appelé de dernière minute dans le groupe, son pied n’a jamais tremblé et c’est encore lui qui a inscrit les quatre pénalités équivalant aux douze points de la finale… avec une conception très philosophe de l’habileté : «Ça me paraît assez normal sur le terrain, c’est le rugby. Il faut juste se faire confiance et si tu la rates, c’est pas grave.»
Siya Kolisi, lui, n’en a pas fini avec la France, qui vient de signer au Racing 92. Après son deuxième trophée soulevé à Saint-Denis, le capitaine des Boks est arrivé en conférence de presse en chantant, comme il le fait lorsqu’il rentre sur le terrain (sa manière à lui de se concentrer). Mais quelques instants plus tard, le ton était solennel : «Les gens qui ne sont pas originaires d’Afrique du Sud ne comprennent pas ce que cela signifie pour notre pays. Ça va au-delà du sport. Notre pays connaît de grandes difficultés, mais cette équipe montre ce qu’on est capables de faire, du moment où on accepte de travailler ensemble, tout est possible, quel que soit le domaine : sur le terrain, dans les bureaux […] On peut inspirer plein de gens, on vient tous de milieux différents. Personnellement j’avais mes raisons de jouer au rugby [il est issu d’un milieu pauvrissime et s’est forgé à l’école de la rue dans un township, ndlr], on avait chacun les nôtres, mais notre pays, c’est ce qui nous unit.»
«Un cadeau extraordinaire»
«Riche» à l’échelle du continent, l’Afrique du Sud n’en continue pas moins de se débattre dans la tourmente. Particulièrement inégalitaire, le territoire, encore loin d’avoir exterminé tous les démons du racisme, souffre de pénuries d’électricité, de corruption, d’insécurité. Les infrastructures sont défaillantes, au point qu’en février, le Président – menacé de destitution fin 2022 – déclarait l’état de «catastrophe nationale». Rien n’a changé, naturellement, mais le titre mondial offre au pays une bouffée œcuménique d’espoir. «Les Springboks victorieux se prélassent dans la gloire», titrait sur son site le quotidien généraliste News 24. «Plus fort ensemble est une conviction devenue réalité», a clamé Cyril Ramaphosa, descendu d’avion samedi matin à Paris, pour la finale. «Ce soir, Siya Kolisi et les champions 2023 nous ont offert un cadeau extraordinaire, une source d’inspiration pour tout le pays», a enchéri l’homme d’Etat. Dans quelques années, le charismatique capitaine des Boks, aujourd’hui adulé comme jamais, mettra un terme à sa carrière sur les terrains. Imaginer qu’ensuite il devienne un jour ministre des Sports n’aurait rien d’incongru. Voire plus, qui sait ?