Si les jeux ne sont pas encore faits, on peut d’ores et déjà tirer un bilan, en trois chapitres, de la dixième Coupe du monde de rugby qui, ce samedi 28 octobre, baissera le rideau au Stade de France.
Le triomphe inopiné de l’hémisphère sud
Avec une finale Nouvelle-Zélande-Afrique du Sud (samedi 28 octobre, 21 heures, TF1) et une Argentine, chanceuse troisième ou quatrième (selon le verdict de la toute «petite finale», disputée vendredi contre l’Angleterre), l’hémisphère Sud aura réussi un carton presque plein, là où l’on prédisait une passation de pouvoir avec le Nord qui, à ce jour, ne conserve donc que l’Angleterre pour seul lauréat, en 2003. La désillusion est d’autant plus grande qu’en début d’année damnée, l’Irlande et la France occupaient encore la pole position, quand, aux antipodes, leurs rivaux se perdaient en conjectures. Enième variation sportive de la fable (le Lièvre et la Tortue, ou la Cigale et la Fourmi, les deux fonctionnent) ou de l’Evangile («Ainsi, les derniers seront les premiers et…»), nous voici de la sorte confrontés à un quasi-coup de théâtre, voire de massue.
Remake de 1995, qui avait vu la victoire rédemptrice d’une Afrique du Sud à peine délivrée du joug ségrégationniste, le présent choc que l’on souhaitera dionysien pour d’autres motifs que sa seule localisation, réunira donc les All Blacks, arrivés en France dans un inaccoutumé costume d’outsiders (qui leur aura permis, en définitive, de monter sereinement en puissance) et les Springboks, qui viennent deux fois consécutives de forcer le destin.
Mi-juillet, dans le Rugby Championship, la Nouvelle-Zélande avait gagné 35-20. Un mois et demi plus tard, en match de préparation, la revanche n’avait pas fait un pli : 35-7 pour Siya Kolisi et compagnie. Aux dernières stats, avec un Will Jordan fringant dans le rôle du serial marqueur (huit essais inscrits, un de plus et il battra le record sur une seule édition), les Blacks sont redevenus l’équipe alpha, si experte de son sujet qu’elle n’a même pas besoin d’en faire des caisses pour irradier derechef. Tandis que l’Afrique du Sud, elle, carburerait à un curieux cocktail d’opiniâtreté et d’imprévisibilité, aussi bien dopée par les espoirs de transcendance d’un pays dans la panade (économique, sociale…) que gênée aux entournures par une histoire (inouïe, ou juste tristement équitable ?) de racisme sur négatif, le talonneur noir Bongi Mbonambi soupçonné d’insulte sur l’Anglais Tom Curry en demi-finale. Seules certitudes : 1) Avec la perspective d’un quatrième sacre, qu’il soit «néozed» ou «sudaf», il n’y aura plus qu’une seule nation à se dresser sur l’Olympe de l’ovalie ; 2) La coupe Webb-Ellis s’apprête à décoller pour de très longues heures de vol de Marcoussis (Essonne), siège de la Fédération française de rugby (FFR).
La comète Fidji et le béguin Portugal
Plus fournie en essais qu’en rebondissements, la Coupe du monde aura une fois de plus illustré l’écart vertigineux qui sépare les nababs de la plèbe. Qualifiées en quart de finale, les Fidji ont été une comète capable de faire trembler l’Angleterre dans les derniers instants – si seulement elle avait su faire preuve de plus de constance… Mais le vrai béguin, c’est bien le Portugal. Va-nu-pieds du rugby, les Loups («Os Lobos», en version originale) ont fait jeu égal avec la Géorgie, enquiquiné le pays de Galles et l’Australie… et battu les Fidji, dans un match référence.
Un bilan flatteur, mais pour quels dividendes ? L’entraîneur du Portugal, le français Patrice Lagisquet, passe la main. Plusieurs joueurs emblématiques, tel le talonneur Mike Tadjer, ont décidé de tirer leur révérence sur cette prouesse. Et, surtout, le Portugal représente peanut (7 000 licenciés, des amateurs et des étudiants en sélection nationale) aux yeux des instances internationales qui viennent juste de pondre une nouvelle «coupe des nations» («Nations Cup», bisannuelle, à partir de 2026), aimantée par les droits télé, qui ne changera rien au sort des sans-grade. Aussi, reverra-t-on le Portugal en Australie pour la Coupe du monde 2027 (avec 24 nations, au lieu de 20, et six semaines au lieu de sept), pour d’éventuels autres exploits fugaces… qui donneront envie de les revoir en 2031… Jusqu’en 2035 et l’hypothèse aussi séduisante que fragile d’une alliance avec l’Espagne pour organiser l’épreuve reine.
Une ambiance sans anicroche
Autour des stades comme, d’une certaine façon, sur les pelouses, il n’y a pas eu une, mais deux Coupes du monde. Comme on l’a déjà écrit, la phase de poule fut, un mois durant sous un soleil complice, une bulle de cordialité aussi illusoire que joyeuse, avec des enceintes colorées et démonstratives, presque toujours bourrées à craquer – puis, parfois, bourrées tout court. Même, à la marge, le volet «contestataire», incarné par l’«équipe climat» de Greenpeace dénonçant le sponsoring de TotalEnergies, prise selon l’ONG en flagrant délit de «greenwashing», s’est manifesté sur un ton badin.
Reportage
Et puis, en l’espace d’un week-end, les sourires ont fané. Sitôt l’Irlande éliminée, ce sont plusieurs dizaines de milliers de supporteurs verts, débonnaires et fervents, qui ont déguerpi, comme zombifiés. Et que dire de la France qui, le lendemain, passait à son tour à la trappe ? Sinon, dans une moindre mesure, de l’Angleterre, terrassée au finish en demi-finale ? Habituellement tonitruante, la sortie du stade a d’un coup ressemblé à une procession funèbre, où l’idée d’un stop à la buvette paraissait soudain saugrenue, limite déplacée.
TF1 a fait sa meilleure audience de la Coupe du monde, avec une moyenne de 16,5 millions de téléspectateurs – et même un pic à 18,4 millions – pour le quart, France-Afrique du Sud. A savoir bien plus que les deux demi-finales réunies. De même, le village rugby de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), qui devait cristalliser les passions, favoriser la consommation et, ainsi, rapporter des sous à la FFR, a été un fiasco. Mais huit autres villes étaient aussi de la partie, guignant des dizaines de millions d’euros de retombées économiques sur le territoire. Or, malgré des tarifs prohibitifs (un taudis à Marseille à 100 euros, un Ibis à Lyon autour de 400…), les hôteliers se sont goinfrés, de même que les cafetiers, restaurateurs et transporteurs, tous bénissant la clientèle anglo-saxonne. Une ambiance de feu, sans anicroche (bilan d’un mois de liesse à Nantes, scrutée depuis le PC sécurité : quatorze plaintes, deux interpellations !), qui était programmée pour durer jusqu’au 28 octobre. En théorie.