Un tropisme franco-français veut qu’en cas de déconvenue, a fortiori si celle-ci se nimbe d’une incommensurable amertume, il faille trouver un bouc émissaire. Or, en guise de paratonnerre, l’arbitre se pose là qui, au prétexte de quelques décisions contestables, voire iniques sinon partiales, aurait orienté le dénouement de ce France-Afrique du Sud sur lequel on n’a pas fini de verser des seaux de larmes. Un rebond qui sourit par-ci (côté sud-africain), ne rigole pas par là (côté français), permettant à une équipe d’inscrire un essai quand l’autre perd la possession, aurait pu suffire à expliquer l’inexplicable. A savoir la dimension aléatoire d’un ballon ovale qui, in fine, ne se soumettra jamais aux datas les plus pointues de la galaxie.
Mais non, puisqu’il faut un nom, c’est celui de Ben O’Keeffe, arbitre international néo-zélandais de 34 ans, qui a commencé à circuler dès le coup de sifflet final. Le voilà accusé de ne pas avoir donné à Thomas Ramos la possibilité de retenter la transformation d’essai que Cheslin Kolbe, semble-t-il parti une fraction de seconde en avance, venait de contrer dans un geste néanmoins d’anthologie, rarissime dans le rugby (sachant qu’il restait encore une heure de match à jouer !) Ou de ne pas avoir accordé aux Bleus cette pénalité que, dans les toutes dernières secondes faites de rucks si délicats à interpréter, ils espéraient grappiller, et avec, la possibilité de passer entre les perches ces trois points qui auraient modifié la face de l’histoire – et éteint par la même occasion la polémique.
Vilaine rumeur
Mais non, Ben O’Keeffe, qui avait précédemment puni d’un carton jaune (logique) le Sud-Africain Eben Etzebeth pour avoir percuté le visage du pilier bleu Uini Atonio – lors d’une rencontre certes très intense, mais qui jamais n’atteignit, ni même n’approcha, le degré de brutalité qui avait tant marqué les esprits et les corps lors de la précédente confrontation, en novembre 2022 à Marseille – serait devenu un incapable, voire un type malhonnête. Etrange jugement (souvent couvert par l’anonymat des réseaux sociaux), s’agissant d’un homme qui officie depuis sept ans dans les plus grands rendez-vous du circuit et que l’on classe ordinairement parmi les meilleurs experts internationaux.
Ophtalmologiste de formation, Ben O’Keeffe a l’œil, si l’on peut dire, et comme tous ses pairs chargés de démêler l’écheveau de règles et situations parfois d’une étourdissante complexité, il consacre, sur le terrain, une bonne partie de son temps à la prévention, en communiquant avec les joueurs des deux bords, avant de se décider à sanctionner ou non tel ou tel geste. Que deux ou trois coups de sifflet (défavorables aux Bleus, s’entend, sinon on n’aurait pas pris la peine de les relever) aient pu prêter à caution reste le propre de chaque rencontre de rugby. De là à étayer une vilaine rumeur complotiste, il faut savoir raison garder.
Grande dignité
Accablé par une détresse compréhensible, le capitaine Antoine Dupont ne l’a pas exactement entendu de cette oreille. Une heure après le dénouement tragique, le demi de mêlée a chargé l’homme en blanc, sur la base d’une prétérition – cette figure de style consistant à évoquer un sujet tout en précisant ne pas souhaiter l’aborder – assortie de litote : «Je n’ai pas envie de faire l’aigri qui râle sur l’arbitrage parce qu’il a perdu le match, mais je ne suis pas sûr que l’arbitrage ait été au niveau de l’enjeu aujourd’hui. […] Je pense que certaines choses claires et évidentes à siffler ne l’ont pas été.»
"Je ne suis pas sûr que l'arbitrage a été au niveau de l'enjeu aujourd'hui."
— TF1 (@TF1) October 15, 2023
Les mots forts d'Antoine Dupont sur l'arbitrage après la défaite des Bleus. #LeMag, en direct sur TF1 & @MYTF1 : https://t.co/weZlNONQil pic.twitter.com/kaJ1VS7N0O
Un témoignage à charge, qui n’a pourtant eu qu’un écho minime au sein du groupe tricolore, plus dévasté que scandalisé. A l’instar du sélectionneur, Fabien Galthié, qui, d’une grande dignité, recadrait aussitôt son joueur, mentionnant au passage, avec l’usage intensif de la vidéo, toute l’armada d’arbitres chargés de prendre des décisions, à chaud, bien sûr, mais aussi avec le recul qu’autorise le visionnage des images : «Je n’irai pas sur ce terrain-là […] Je comprends la position des joueurs car il y a beaucoup d’émotions qui ne sont pas faciles à digérer. Mais surtout, bravo à l’Afrique du Sud et à leur staff. Respect et fair-play.»
Une mélopée miséricordieuse que tentaient de reprendre, non sans équivoque, les rares joueurs trouvant encore la force de parler après l’élimination, de Grégory Alldritt («Je n’ai pas envie de parler de l’arbitrage et de garder ce souvenir-là […] après ces trois mois passés tous ensemble») à Jonathan Danty («L’erreur est humaine, malheureusement. Ce n’est pas l’arbitrage qui a fait perdre le match.») Le centre du Stade rochelais fournissant en définitive l’analyse sans doute la plus judicieuse : «Perdre en quart de finale, quand tu joues comme ça, ça fait chier !»