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1924-2024, les JO à Paris

Paris 1924 : les rugbymen ouvrent la boîte à gifles, l’olympisme leur ferme la porte

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En 1924, Paris accueillait déjà les JO. Qu’en disait la presse de l’époque ? Scandalisée par la violence lors de la finale du tournoi de rugby entre les Etats-Unis et la France. Un siècle plus tard le rugby olympique se joue à 7 et, dans le sillage d’Antoine Dupont, les Bleus font partie des favoris.
Lors du match Etats-Unis-France au Stade de Colombes en 1924. (ullstein bild Dtl./Getty Images)
publié le 7 juin 2024 à 16h23

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Avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur les Jeux de Paris 1924 tels que la presse de l’époque les a racontés.

Que la farce soit avec les rugbymen qui participèrent aux Jeux de 1924 à Paris. Boycotté par les nations britanniques, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et l’Afrique du Sud, qui considéraient le rugby comme un sport d’hiver, ce tournoi olympique ne rassemble que… trois équipes, dont l’une, la Roumanie passe à l’essoreuse française (61-3) puis américaine (37-0). France et Etats-Unis se retrouvent en finale. Un match engagé, euphémisera-t-on, largement dominé (17-3) par les Américains contre des Français qui finissent la rencontre à 13, après la sortie de deux des leurs sur blessures (il n’y avait pas de remplacement à l’époque).

Chauffé à blanc par la presse qui a présenté ce match comme une opposition entre des brutes épaisses, étrangères à la science du rugby et dont la tactique primaire serait de détruire l’opposant (les Américains), et des artistes épuisés par une longue saison (les Français), le public de Colombes ne supporte pas de voir leurs favoris broyés en mêlée, découpés par les plaquages, emportés par la puissance adverse. Sur la pelouse, les Coqs, qui ne s’imaginaient certainement pas dominés par une bande de basketteurs ou de footballeurs (américains) tout juste initiés au rugby, sont piqués dans leur orgueil et ouvrent la boîte à gifles. De viril mais correct, le match passe à viril seulement. Les bagarres se multiplient. Dans les tribunes, cela dégénère en parties de bourre-pifs. Les supporters américains sont pris à partie, les Français ne supportant pas leur enthousiasme exubérant. De cet après-midi sordide, on retiendra aussi une phrase. On ne sait pas vraiment qui, de l’ailier Adolphe Jauréguy, ou du deuxième ligne américain mais international français Allan Henry Muhr, l’a prononcée. Mais elle résume parfaitement la pièce gore qui s’est jouée jour-là dans les tribunes de Colombes : «C’est ce qu’on peut faire de mieux sans couteaux ni revolvers.» Depuis, on n’a pas revu de rugby à XV aux JO.

Pour l’Excelsior du 19 mai 1924, rien ne justifiait les débordements car la victoire américaine était «largement méritée». «Elle fut remportée par une équipe qui domina son adversaire dans tous les départements du jeu, et qui le fit de la façon la plus nette, la plus loyale, la plus correcte et la plus sportive. Les Américains avaient fait traverser l’Atlantique à un team qui, à son départ, ne connaissait pas grand-chose du rugby, mais qui dès son arrivée en Europe, se mit à l’ouvrage, s’entraîna sans répit, […] et qui, de plus, se présenta dans une condition physique absolument parfaite. […] Le public protesta – et il eut tort – parce qu’il fut particulièrement injuste d’accuser les Américains de brutalités qu’ils ne commirent pas. Ils jouèrent sec, c’est entendu, comme les règles du rugby le permettent, mais jamais méchamment ni déloyalement, et nous regrettons sincèrement que son chauvinisme l’ait poussé à des manifestations regrettables.»

Le Populaire du 20 mai est sur la même ligne : «Parlons de l’attitude des spectateurs, d’une minorité de spectateurs certes, mais qui par ses cris déplacés, ses gestes intempestifs, sa brutalité même, sembla donner raison à Paul Souday et à d’autres littéraires qui déclarent que sportifs et brutes sont synonymes. Un Américain habitant à Paris a été blessé à coups de canne et il dut être transporté à l’hôpital. L’hymne américain fut couvert par des cris et lorsque le drapeau étoilé fut hissé au mât olympique pour saluer la victoire des yankees, des bordées de coups de sifflet retentirent.»

Loin des échauffourées de l’après-midi, la troisième mi-temps est d’une extrême courtoisie, souligne l’Excelsior. «Les Californiens enchantés de leur victoire promirent […] de tâcher de faire continuer la pratique du rugby aux Etats-Unis. Le baron Pierre de Coubertin et l’arbitre […] prononcèrent également des allocutions fort applaudies, et M. Charpentier, secrétaire général de la Fédération française, sut trouver des mots heureux pour féliciter les gagnants, à qui il rendit hommage pour leur jeu correct, loyal et sportif, et pour s’excuser des manifestations regrettables de la foule que tous les joueurs furent unanimes à déplorer.»

Le 20 mai, l’édition parisienne du Chicago Tribune and the Daily News, New York, revient sur les incidents de Colombes. Non sans une certaine forfanterie : «Si l’équipe représentant la bannière étoilée doit être conspuée chaque fois qu’elle remporte un titre olympique, mieux vaudrait pour les Américains rentrer à la maison et ne plus se soucier des compétitions internationales.» L’affaire de Colombes «fait la une de la presse [française] […] et tout indique que dans leur majorité, les Français sont dégoûtés de l’attitude du public au stade de Colombes et persuadés que les officiels vont poursuivre leurs investigations». Et, mine de rien, le journal fouaille l’honneur tricolore : «Le rugby football n’est pas beaucoup pratiqué en Amérique, et le fait que quinze Américains, dont plusieurs étudiants, qui n’avaient jamais joué au rugby puissent dominer une équipe de France composée de joueurs aguerris, a été accueilli comme une surprise de ce côté de l’Atlantique.» Et de l’autre côté aussi…

Dans l’Intransigeant du 20 mai, le futur académicien Henry de Montherlant livre un récit apocalyptique de la rencontre, sur le terrain et en tribunes : «Bonnes (un joueur français), à terre, se tord, remuant dans l’air ses jambes avec un mouvement doux, analogue au spasme qu’ont les chevaux dans l’arène des taureaux. […] Jauréguy tombe, reste sur place. On l’emporte dans les bras, livide, la tête tombante, les yeux fermés, du rose lui sortant des lèvres comme si on lui avait écrasé une fleur sur la bouche. Sans cesse, quand la mêlée se défait on voit une tache bleue immobile à terre, plate comme une chose pas humaine. Quelques secondes s’écoulent avant que la foule se rende compte. Alors un hurlement s’élève, de haine contre la nation ennemie. Les entraîneurs de l’équipe américaine s’expliquent avec les spectateurs du premier rang. Durant toute la seconde mi-temps, un sergent de ville devra être posté entre eux. Cette fois, c’est un joueur américain qui gît inerte. Un spectateur trépigne de joie et applaudit : vingt autres se lèvent et lui montrent le poing. ‘Ce sont des juifs’, m’explique une dame car ces luttes pacifiques réveillent en nous les sectarismes aussi bien religieux que nationaux.» Et l’écrivain de coucher la formule qui fait mouche pour le lecteur et mal aux amateurs de rugby. «J’ai assisté à plus de trois cents corridas. Je n’en ai pas vu une seule où, en une heure et demie, trois hommes aient été emportés sur une civière.»


Les incidents de Colombes provoquent une éruption moralisante dans la presse. Paris-Soir du 20 mai : «Une pareille attitude, inconvenante, disons le mot, est indigne de ceux, et ils sont souvent les plus excités, qui veulent se prévaloir du qualificatif si facilement adopté de sportifs». La Presse du 22 mai : «Nous devons nous souvenir que les Américains, comme les autres étrangers, sont nos hôtes. On ne peut pas leur défendre de gesticuler ni de s’époumoner. Et notre devoir est de tolérer les usages, les mœurs et même les travers de tous nos hôtes.» Le Petit Parisien du 25 mai : «Que le public comprenne que «Jeux olympiques» ne veut pas forcément dire «démonstration de la supériorité française».»

Le déplorable spectacle de Colombes précipite la disparition du rugby du programme des Jeux, après quatre apparitions (1900, 1908, 1920 et 1924). Le baron Pierre de Coubertin, rénovateur des Jeux et fondateur du Comité international olympique (en 1894) était un fervent militant de la discipline – il a arbitré la première finale du championnat de France, en 1892. Son départ des instances olympiques en 1925, prive de soutien un sport qui, par ailleurs, ne s’était jamais vraiment imposé. En quatre éditions, le tournoi olympique n’a jamais réuni plus de trois équipes, et deux fois, il s’est résumé à un seul match. L’aventure que représente pour les nations de l’hémisphère sud un voyage en Europe, les querelles intestines entre les fédérations britanniques ou leur refus pur et simple de participer (comme en 1924) expliquent cette indigence sportive. La demande de réintroduction pour les Jeux de 1928 est retoquée, notamment parce que les Pays-Bas, organisateurs, certains de ne pas briller dans un sport qui leur est étranger, ne plaident pas pour la présence du rugby. La rupture de la France avec les Britanniques après son exclusion du Tournoi des V nations, en 1931 est rédhibitoire pour la présence, à Los Angeles, en 1932 d’un sport trop confidentiel et masculin.

En 2009, le CIO accepte finalement le retour du ballon ovale aux JO, mais sous sa forme light, plus fun, plus universelle, plus féminine : à 7. La discipline apparaît aux à Rio en 2016. Chez les hommes, les Fidjiens sont doubles tenants du titre, chez les femmes les Australiennes ont remporté l’or en 2016, les Néo-Zélandaises leur ont succédé à Tokyo. Aux Jeux, on retrouve peu ou prou les nations qui brillent à XV, même si des équipes plus «exotiques», comme le Kenya ou le Brésil, se sont invitées au bal olympique de Paris (1). Cette année à Paris, la présence d’Antoine Dupont, star du rugby à XV dans l’équipe de France à 7 devrait donner un relief particulier au tournoi. D’autant que ces Bleus du 7 ont remporté dimanche 2 juin à Madrid le premier titre mondial de leur histoire

(1) Les équipes participant au tournoi de rugby à 7 à Paris cet été.

Hommes. France, Nouvelle-Zélande, Argentine, Fidji, Uruguay, États-Unis, Kenya, Samoa, Japon.

Femmes. France, Nouvelle-Zélande, Australie, États-Unis Irlande, Brésil, Grande-Bretagne, Afrique du Sud, Fidji, Japon

Cet article est une version actualisée d’un article initialement publié en 2019