Il a pris la plume et le micro, ce jeudi en milieu d’après-midi, pour faire son au revoir au tennis. A sa manière, aussi classe qu’émouvant, partant de ses souvenirs d’enfance, à Bâle, en Suisse – quand il regardait des étoiles plein les yeux ses aînés jouer – jusqu’à aujourd’hui, plus de 1 500 matchs au compteur, 20 Grands Chelems au palmarès, et un corps qui, à 41 ans, n’arrive plus à suivre. Un au revoir, mais pas un adieu, pour cette balle jaune qu’il «aime» tant et qu’il promet de ne «jamais quitter».
A la différence de Serena Williams, icône féminine de la raquette qui a remisé les balles quelques semaines plus tôt après un ultime revers à l’US Open, les aficionados de Roger Federer n’auront pas droit à une dernière danse en Grand Chelem. Le Suisse s’offrira malgré tout, dans une semaine, son jubilé à Londres, avant de définitivement laisser ses raquettes aux vestiaires. Dans le cadre de la Laver Cup, sorte de All Star Game de la balle jaune sans grand intérêt sportif durant lequel s’affronte le gratin mondial, il s’affichera avec ses éternels rivaux, Rafael Nadal et Novak Djokovic, pour tenter d’offrir à l’Europe une cinquième victoire en autant d’éditions. De quoi satisfaire les envies de ses fans, avides de le voir ferrailler une ultime fois, notamment à Wimbledon ? Malgré ses quarante ans révolus, ils étaient encore beaucoup à rêver, sûrement à tort, qu’il puisse grappiller un ultime tournoi majeur. Vingt-trois ans après que le public l’a découvert.
Lorsqu’il apparaît aux yeux des fans de tennis à la fin des années 90, Roger Federer n’est pas ce bonze inébranlable à la gestuelle soyeuse, sponsorisé Rolex, imperméable à toute aspérité extérieure. Il est ce gamin immature, criard et irritable, prêt à faire valdinguer une raquette au sol en cas de raté, adepte de la casquette à l’envers plutôt que le bandeau. Ses accès de colère étaient si fréquents que ses parents, bien que désireux de le voir faire carrière, ont un temps menacé leur rejeton de ne plus l’accompagner sur les tournois.
«Beaucoup d’intelligence émotionnelle»
Federer, c’est donc avant tout l’histoire d’une métamorphose. Un type ordinaire quoique pétri d’aptitudes techniques et physiques supérieures à la normale, à l’attitude typique du tennisman lambda, celle à laquelle chaque amateur du dimanche peut s’identifier. Pour s’accomplir et devenir athlète d’exception, il lui a fallu travailler sa tête. Sur ce point, il en doit une bonne à Peter Lundgren, l’un de ses premiers coachs, de ceux qui ont su le canaliser et le doter d’un flegme presque mystique. Au fil des ans demeure cette impression qu’il a assimilé et compris mieux que n’importe quel autre joueur l’équation dans laquelle il était impliqué. Le fait que le tennis professionnel ne se jouait pas que sur le court.
«Roger Federer a beaucoup d’intelligence émotionnelle et d’empathie, racontait à la RTBF en mai le journaliste Christopher Clarey, auteur d’une biographie sur le Bâlois. C’est vraiment frappant. J’ai couvert ce sport pendant vingt-cinq, trente ans et il est assez rare de voir des athlètes de haut niveau qui ne restent pas enfermés sur eux-mêmes. Roger est toujours en train de regarder les gens de l’extérieur et de sentir les ondes dans les salles, dans les interviews.»
Une aptitude aussi rare que ce côté «M. Tout le monde» affable et accessible pour quelqu’un de son calibre, qu’il a su cultiver à son avantage. «C’est sympa d’être important, mais c’est plus important d’être sympa !» avait-il coutume de dire, s’attirant au passage l’affection du grand public.
Du reste, l’armure mentale dont il a su se doter n’a pas toujours été imperméable. Au sommet, le bonhomme a eu des failles. Tout le monde se souvient de la première vraie fois où le Suisse n’a pu retenir ses émotions. Des larmes, un «Mon dieu, ça me tue», sangloté au micro à l’issue de la finale de l’Open d’Australie 2009 perdue contre Nadal, lui taillant sur mesure un costume de perdant magnifique qu’il a parfois endossé mieux que quiconque. Il est notamment le malheureux de deux des défaites les plus mythiques du majeur londonien. Celle de 2008 contre Nadal, l’autre face à Novak Djokovic, en 2019, une intrigue magistrale, ponctuée de deux balles de matchs non converties.
Faculté unique à se renouveler
Pas de quoi cependant ternir son palmarès à rallonge et sa capacité à gagner, sans interruption ou presque, durant deux décennies. En chiffres, ça donne 1 251 victoires en carrière pour 103 titres ATP dont 20 tournois du Grand Chelem. Seuls Nadal et Djokovic ont remporté plus de tournois majeurs dans leur carrière. Signe d’une longévité hors pair – rendue possible par une faculté unique à sans cesse se renouveler et à adapter son jeu aux autres –, quinze ans séparent sa première victoire en Grand Chelem (Wimbledon en 2003) de son dernier grand triomphe, en 2018 en Australie. Le droitier suisse a également le record de participations pour un homme en Grand Chelem (81), ainsi que de matchs joués (429) et remportés (369), ou encore de semaines passées consécutivement à la tête du classement ATP (237, entre 2004 et 2008).
Ces trois dernières années, le Bâlois les a surtout passées à l’hôpital, laissant son armoire à trophées orpheline de nouvelles breloques. Depuis une demi-finale, perdue fin janvier 2020 contre Djokovic en Australie, on n’a plus retrouvé que par courtes séquences le Federer de gala, la faute à des blessures et opérations à répétition au genou droit. Son dernier match officiel remonte à juillet 2021 : une défaite en trois sets en quart de finale de Wimbledon, puis retour par la case infirmerie.
Sa convalescence s’éternisant, les rumeurs sur une potentielle retraite se faisaient de plus en plus pressantes. Roger Federer avait même disparu en juillet du classement ATP, du jamais vu depuis 1997. Dans les rares interviews qu’il donnait, il ne faisait pas d’efforts pour atténuer les rumeurs, lâchant çà et là qu’il était heureux des «petites choses de la vie» – passer du temps en famille – ou que selon lui, «il vaut mieux arrêter» si l’on n’est «plus compétitif». Les fans de tennis rêvaient, eux, d’un énième retour de la légende Federer, mille fois enterrée, et autant de fois revenue sur le devant de la scène. Mais, comme il l’a si bien expliqué jeudi, «il faut parfois écouter son corps» et savoir dire stop quand le temps est venu. Quitte à laisser, dans le cœur du public, un grand vide qui ne sera pas comblé de sitôt.