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Libération
Récit

MSF : le document qui retrace une année de lutte contre Ebola

L’ONG publie un rapport détaillé sur son combat contre l’épidémie en Afrique. Extraits.
En Sierra Leone en 2014. (Photo Evan Schneider. AFP)
publié le 22 mars 2015 à 18h16

C'est plus qu'un rapport. Un document précieux sur l'action humanitaire. Médecins sans frontières (MSF) publie, ce lundi, le récit, sur 28 pages, d'un an de lutte contre l'épidémie d'Ebola la plus meurtrière de l'histoire. Intitulé «Poussés au-delà de nos limites», il revient sur un virus qui a infecté au moins 24 000 personnes, et fait plus de 10 000 morts. «Ebola a détruit des vies et des familles» et «a déchiré le tissu social et économique de la Guinée, du Liberia et de la Sierra Leone», assure-t-il. Une mobilisation impressionnante : plus de 1 300 membres du personnel international et 4 000 du personnel national ont été déployés. Une létalité ravageuse : 28 personnes du staff de MSF ont été contaminées, 14 ont perdu la vie. Libération a compilé, subjectivement, les moments les plus forts d'un combat qui a ébranlé une région et une institution humanitaire.

14 mars 2014 «Une mystérieuse maladie»

«Le 14 mars, le Dr Esther Sterk, du bureau de MSF de Genève, est informée d'une "mystérieuse maladie" par le ministère de la Santé guinéen. Plusieurs membres du personnel médical ayant traité les malades sont décédés. La mortalité est très élevée. Soupçonnant un foyer de fièvre hémorragique virale Lassa, elle transmet le rapport décrivant les symptômes des cas à Michel Van Herp, épidémiologiste, au siège de MSF à Bruxelles. "L'élément qui a tout de suite attiré mon attention, c'était les hoquets, un symptôme typiquement associé à Ebola, se souvient-il. Après un examen plus approfondi, j'ai dit à mes collègues : "Nous avons affaire à une fièvre hémorragique virale. Nous devrions nous préparer à une épidémie d'Ebola, même si cette maladie n'a jamais été signalée dans cette région."" Trois équipes d'urgence de MSF sont déployées sur-le-champ.»

21 mars «La propagation de l’épidémie était inédite»

«La confirmation du labo qui a analysé les échantillons envoyés en Europe arrive. Le 22, le ministère guinéen de la Santé déclare l'épidémie d'Ebola. "La propagation de cette épidémie était tout à fait inédite, raconte Marie-Christine Ferir, coordinatrice des urgences à MSF. Quelques jours après mon arrivée, nous avons reçu une alerte faisant état de cas suspects de l'autre côté de la frontière, à Foya, au Liberia. Ensuite, la situation a évolué de mal en pis : neuf jours plus tard, un cas confirmé est apparu à 650 kilomètres de Guéckédou [là où est apparu le premier cas, ndlr], à Conakry, capitale de la Guinée."»

31 mars «Une épidémie sans précédent»

«Des personnes touchées par le virus sont confirmées au Liberia. MSF évoque une épidémie "sans précédent", en raison de la dissémination géographique des cas. Ce qui aujourd'hui paraît évident est jugé comme exagéré et alarmiste par beaucoup. Le lendemain, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) est la première organisation à mettre en doute [notre] déclaration, arguant que la dynamique virale ne diffère pas de celle des épidémies antérieures et n'est pas non plus sans précédent.»

26 mai «C’était déjà trop tard»

«Le premier cas confirmé est déclaré en Sierra Leone. MSF lance un centre de traitement d'Ebola à Kailahun, l'épicentre de la flambée. "Quand nous avons démarré nos activités à Kailahun, nous nous sommes rendu compte que c'était déjà trop tard. Il y avait des malades partout, raconte Anja Wolz, coordinatrice du projet d'urgence. Comme le ministère de la Santé et les partenaires de l'hôpital de Kenema refusaient de nous communiquer leurs données ou leurs listes de contacts, nous travaillions à l'aveuglette, et ce alors que les malades continuaient à arriver en nombre."»

21 juin «L’impression de prêcher dans le désert»

«"Nous tirons à nouveau la sonnette d'alarme en déclarant que l'épidémie était hors de contrôle et que, seuls, nous ne pouvions pas gérer le grand nombre de nouveaux cas, se rappelle Bart Janssens, directeur des opérations à MSF. Nous demandions le déploiement de personnel médical qualifié, l'organisation de formations, et l'intensification des mesures de sensibilisation et de suivi des contacts. Rien de tout cela ne s'est concrétisé. Nous avions l'impression de prêcher dans le désert." MSF est une nouvelle fois taxée d'alarmisme. "A la fin, nous ne savions plus quels mots utiliser pour secouer le monde." Puis les équipes de Médecins sans frontières constatent que le virus se transmet de façon active sur plus de soixante sites de Guinée, du Liberia et de Sierra Leone.»

Fin juillet «Nous ne pouvions quitter Monrovia»

«Deux membres de l'ONG des Samaritan's Purse, des Américains, contractent le virus. Leur organisation suspend ses opérations. Personne ne vient les remplacer. "Nous ne pouvions quitter Monrovia et laisser la situation devenir encore plus effroyable, se rappelle Brice de le Vingne, directeur des opérations. Nous allions devoir franchir notre seuil de risque et envoyer sur le terrain des coordinateurs sans expérience d'Ebola et ayant reçu seulement deux jours de formation intensive. Cela allait être dangereux."»

8 août «Une menace pour la sécurité internationale»

«L'OMS annonce enfin que l'épidémie constitue "une urgence de santé publique de portée internationale", ce qui permet de débloquer des financements et de déployer des experts. Plus d'un millier de personnes ont perdu la vie. Quelles raisons ont fini par convaincre l'OMS ? La confirmation qu'un médecin américain de Samaritan's Purse a contracté le virus et est rapatrié aux Etats-Unis. […] Pour Joanne Liu, présidente internationale de MSF, "lorsqu'Ebola est devenu une menace pour la sécurité internationale, et non plus une crise humanitaire affectant une poignée de pays pauvres d'Afrique de l'Ouest, le monde a enfin commencé à se réveiller."»

Fin août «Des gens meurent sur le gravier»

«Chaque matin, le centre ELWA 3 au Liberia - 250 lits, le plus grand jamais ouvert par MSF - ne peut être ouvert que pendant trente minutes. Seuls quelques patients peuvent être admis, pour à leur tour occuper les lits libérés par ceux qui ont succombé pendant la nuit. Des gens meurent sur le gravier devant les portes. Un père a amené sa fille dans le coffre de sa voiture, suppliant le centre de l'admettre afin que ses autres enfants ne soient pas contaminés. Il a dû être refoulé. "Nous avons dû prendre l'horrible décision de choisir qui serait admis dans le centre", dit Rosa Crestani, coordinatrice de la task force Ebola de MSF.»

2 septembre «Nous ne pouvons isoler les pays touchés»

«A New York, Joanne Liu lance un appel inédit aux Etats membres de l'ONU : "Il est impératif que les Etats déploient sans attendre les ressources civiles et militaires. […] Nous ne pouvons isoler les pays touchés et espérer que l'épidémie s'éteindra d'elle-même. Pour éteindre ce feu, nous devons nous précipiter dans l'immeuble en flammes."»

Octobre «Aider mais sans prendre de risque»

«En dépit des promesses, le déploiement de personnel médical qualifié et formé ne suit pas. A la grande déception de MSF, la majorité des militaires déployés n'ont pour mission que de soutenir et coordonner les efforts des organisations humanitaires internationales et des autorités locales, ainsi que de leur fournir un soutien logistique. Comme le résume Joanne Liu, "ils étaient clairement réticents à l'idée de s'impliquer et de soigner des patients. Ils voulaient aider, mais sans prendre de risques - dans les hélicoptères américains, on ne pouvait même pas transporter des échantillons de laboratoire ou du personnel soignant en bonne santé revenant du terrain." L'assistance envoyée marque néanmoins le début d'une réponse internationale substantielle, et a réconforté les populations touchées en leur prouvant que de l'aide arrivait enfin. Tout comme la création de centres de traitement pour le personnel soignant a rassuré les acteurs humanitaires.»

Fin 2014 «Mobiliser plus tôt»

«Alors que les militaires construisent de nouveaux centres de traitement, le nombre de cas commence à diminuer dans d’autres régions. Même si certains nous ont félicités, nous sommes parfaitement conscients que nous avons échoué dans certains domaines. Nous aurions dû mobiliser plus tôt davantage de ressources humaines. […] La rotation du personnel plus courte que d’habitude […] a eu une conséquence inattendue : les informations n’étaient pas toujours transmises d’un collaborateur à l’autre. A certains moments, nous avons dû nous contenter de fournir les soins palliatifs les plus basiques aux patients et avons accordé la priorité à l’admission de personnes hautement contagieuses pour réduire la propagation du virus. Nous avons augmenté le nombre de lits, en sachant que cela entraînerait une baisse du niveau des soins. Un compromis insupportable aux yeux de beaucoup d’entre nous.»

Début 2015 «Une fin prochaine de l’épidémie»

«Face à la diminution progressive du nombre de cas, d’aucuns ont commencé à émettre l’hypothèse d’une fin prochaine de l’épidémie. […] Nous n’avions plus vu autant de patients mourir dans nos centres, sans avoir les moyens de les sauver, depuis les débuts du sida - et jamais dans un laps de temps aussi court. Alors qu’une personne séropositive pouvait mettre jusqu’à dix ans pour mourir, un malade d’Ebola peut décéder en dix jours.»

Aujourd’hui «Les défaillances du système humanitaire»

«La fin de l'épidémie d'Ebola ne pourra être déclarée qu'au terme d'une période de quarante-deux jours sans nouveau malade [le Liberia vient de déclarer un nouveau cas vendredi, lire ci-contre, ndlr]. Ebola a été un véritable traumatisme : la population ne fait plus confiance aux centres de santé, le personnel médical est démoralisé […], les communautés sont endeuillées, appauvries et suspicieuses. Près de 500 travailleurs de la santé sont morts, coup dur pour ces trois pays qui connaissaient déjà une grave pénurie de personnel soignant. La relance des services de santé de base est urgente. Des enfants n'ont pas été vaccinés, des patients séropositifs ont interrompu leur traitement et des femmes enceintes ont besoin d'un endroit où accoucher. "Les systèmes humanitaires et sanitaires mondiaux n'ont toujours pas la flexibilité et la souplesse requises pour assurer une réponse rapide et pratique à l'urgence", estime Joanne Liu. Ebola a exposé au grand jour les défaillances historiques du système humanitaire, qui restent d'ordinaire cachées lors de crises sous-médiatisées comme en République centrafricaine ou au Soudan du Sud. Les dirigeants internationaux ne peuvent fermer les yeux sur les crises sanitaires en espérant qu'elles restent confinées à des pays pauvres et éloignés.»