Nous sommes arrivés au bout du bout du monde par la seule route possible, la 63, l’«autoroute de la mort» comme on l’appelle ici, tant elle est fréquentée, étroite, glacée et glissante. C’est une petite ville, entre ciel gris et paysage lunaire : Fort McMurray, Alberta, dans l’Ouest canadien. Une ville de ruée vers l’or noir, de la taille de Poitiers, plus grosse croissance d’Amérique du Nord, poumon économique d’un pays de moins en moins vert, qui tourne comme le monde tourne : à plein régime.
Un territoire vaste comme la Hongrie, le plus grand chantier industriel de la planète, troisième réserve mondiale d’hydrocarbures, où l’on extrait une mélasse gluante faite de sable et de bitume, chère et polluante à produire. 1,8 million de barils de pétrole brut par jour ; bientôt 5 millions, juraient les plus optimistes il y a encore six mois. Neil Young l’a comparé à un Hiroshima moderne. Les compagnies pétrolières y brassent des milliards de dollars.
Poissons difformes. Sauf que depuis l'effondrement du cours du pétrole, c'est un peu la panique à «Fort McMoney». Et si à la sortie de la ville, l'usine Syncrude, Notre-Dame-de-la-Pollution, semble avoir du souci à se faire, ça n'a rien à voir avec les poissons difformes qui, ces dernières années, se sont mis à naître alentour, ni avec ces cancers rares qui se sont multipliés chez les peuples amérindiens. Ce qui change tout, c'est ce que Jean-Marc Guillamot, un hôtelier niçois installé là depuis le boom, il y a bientôt dix ans, appelle en bon franglais «le domino effect».
La première pièce, c'est le prix du baril. A 100 dollars, celui des sables bitumineux rapportait bonbon et a fait de Fort McMurray une boomtown avec casino, bars de danseuses, trafic de crack, immobilier hors de prix, et où tout a l'odeur du fric et du pétrole - la piscine Syncrude, le Total Fitness Club, le stade Shell, comme les bières locales (la Chercheur d'or, l'Heure sup, l'Or noir).
Autour de 50 dollars le baril, comme maintenant, c'est une autre histoire. Trop cher à extraire, trop coûteux à laver, à transporter - pas rentable. En quelques mois, deux projets pharaoniques (Statoil et Total) ont été stoppés net et plusieurs tournent au ralenti. L'Association canadienne des producteurs pétroliers a brandi la menace : les investissements pourraient tomber à 33 milliards de dollars canadiens, moins du double de ceux de l'an dernier. Et 20 000 emplois ont déjà été supprimés, la plupart parmi la «population fantôme», des travailleurs de l'ombre qui vont et viennent du monde entier, débarquant sur des aérodromes privés, déposés là par Shell Aviation, Suncor Airlines ou North Cariboo Air.
D'où le deuxième domino : la fermeture de deux camps de travail, une baisse de fréquentation de 20% dans les hôtels, de 30% dans les restaurants et, selon Guillamot, «la maire qui se tasse dans son coin : son projet de nouveau centre-ville est au point mort».
Royalties. Royalement élue avec 6 000 voix (Fort McMurray détient le plus bas taux de vote du Canada), Melissa Blake, une ancienne de chez Syncrude, régnait il y a peu sur 1 milliard de dollars, dont 90% provenant des royalties, pourtant dérisoires, perçues sur les profits des compagnies. Et c'est le domino numéro 3 : le bras de fer entre les pétrolières et la ville. Jean-Marc Guillamot : «L'industrie a demandé des réductions de 30% à ses prestataires et aux professionnels du bâtiment, qui ont répondu : allez vous faire foutre.» D'où l'hécatombe.
Quatrième domino : les services publics à la ramasse et la crise sociale qui se profile. Depuis janvier, la banque alimentaire locale a vu le nombre de ses usagers bondir de 74%. «Familles abandonnées, foyers qui éclatent, on sent les conséquences des licenciements», raconte Ariana Johnson, la responsable. Autrement dit, Fort McMurray reste Fort McMurray, l'épicentre du capitalisme sans limite : ce que le marché fait, c'est aussi lui qui le défait.
Mardi, les Albertains ont élu leur nouveau gouvernement provincial. Et ont fait comme si la partie de dominos méritait d'être finalement un tantinet encadrée. Pour la première fois en quarante ans, les conservateurs ont perdu et c'est le centre gauche qui l'a emporté avec une nouvelle règle : davantage de taxes, et davantage de contrôles. A «Fort Mac», en revanche, c'est le Wildrose Party qui a raflé la mise. Un mouvement ultraconservateur qui croit qu'activités humaines et réchauffement climatique font deux. Business as usual.
Le film «Fort McMoney : votez Jim Rogers !» (de David Dufresne), diffusé le 12 mai sur Arte à 22 h 50, est disponible en avant-première sur Libération.fr, ainsi que le jeu documentaire «Fort McMoney».
David Dufresne est également auteur de «Brut, la ruée vers l’or noir» avec Naomi Klein, Nancy Huston, Melina Laboucan-Massimo et Rudy Wiebe (Lux Editeur, avril 2015, 12 €).