Alfred est un éléphant de mer. Un vieux mâle, près de deux tonnes de muscles et de graisse, doté de crocs dangereux et d’une voix grave avec laquelle il impressionne et écarte ses rivaux. Alfred mène une vie singulière. Neuf mois par an en mer, souvent près des côtes de l’Antarctique, à se goinfrer au maximum de poissons et de calmars pour engraisser sans répit. Et trois mois de jeûne complet. D’abord en octobre, pour diriger son harem et se reproduire sur les plages de rocs des Kerguelen. Puis quelque part entre décembre et avril, pour muer.
Alfred est aussi un instrument scientifique performant. Collé sur sa tête, un boîtier en résine de 11 cm sur 7, orné d'une petite antenne, contient une balise Argos en contact satellitaire. Noyés dans la résine, une série d'instruments mesurent température, salinité, pression et couleur de l'eau. On trouve aussi un accéléromètre dans ce boîtier conçu et fabriqué par le Sea Mammal Research Unit de l'université écossaise de St Andrews. Lorsqu'Alfred remonte à la surface pour reprendre sa respiration entre deux plongées, il envoie un résumé de ses enregistrements via le système Argos. Plus tard, lorsqu'il sera aux Kerguelen pour se reproduire ou muer, le boîtier sera récupéré par de jeunes gaillards du service civique. Ceux-là mêmes qui le lui ont collé sur la tête, après l'avoir aveuglé à l'aide d'une capuche et endormi avec l'injection d'un anesthésiant. La totalité des informations enregistrées toutes les deux secondes lors des plongées sera alors récupérée par les scientifiques.
Alfred est un plongeur de première classe. «Il effectue 60 plongées par jour, de vingt minutes, en moyenne à 500 mètres de profondeur, mais assez régulièrement jusqu'à 1 500 mètres et jusqu'à 2 000 mètres exceptionnellement», précise Christophe Guinet, spécialiste des éléphants de mer au Centre d'études biologiques de Chizé (CNRS-Université de La Rochelle). Sur son ordinateur, le biologiste affiche les données envoyées par la balise «ct109-031-14», dont le dernier contact est du jour même, ce 1er juin. On visualise ainsi la trajectoire du mammifère. Depuis la mi-janvier, l'animal, une femelle, donc Gertrude, ou un jeune mâle (Alphonse ?) s'alimente, «probablement de poissons-lanternes, de petites proies négligées par les navires de pêche mais très abondantes», sur un carré de 50 km de côté, à 120 km des Kerguelen. Une pêche intensive à coups de plongées régulières entre 800 et 1 200 mètres. Alfred, Gertrude ou Alphonse font partie de la centaine d'éléphants de mer «équipés chaque année par les scientifiques de dix pays, Afrique du Sud, Allemagne, Australie, Brésil, Canada, Chine, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Norvège», explique Christophe Guinet. Ils forment ainsi une flotte de recherche océanographique, spécialisée dans le grand Sud des océans Indien, Pacifique et Atlantique, secteur le plus difficile d'accès pour les navires, et surtout l'océan Austral qui encercle le continent Antarctique. Une flotte capable d'étudier ce dernier sous la banquise, jusqu'à 600 km de son bord. Une banquise qui s'étend sur 16 millions de km2 l'hiver et 2 millions l'été, masquant l'océan aux satellites et l'interdisant aux navires.
Nager vite et loin
Initié par l'équipe de Guinet en 2003 pour étudier la vie océanique et mystérieuse de ces animaux spectaculaires, le projet sert désormais à l'océanographie, tant de recherche qu'opérationnelle. Depuis le 1er juin, le site web MEOP (1) met à leur disposition quelque 320 000 profils océanographiques, portant sur des milliers de kilomètres. Car les éléphants de mer ne plongent pas seulement profond, ils nagent loin et vite. Les gros mâles des Kerguelen ont l'habitude de traverser en quelques semaines les 2 000 km entre les Kerguelen et le bord de l'Antarctique «pour aller s'y nourrir de poissons, des légines surtout, et de calmar de grande taille, d'environ un mètre, qui vivent près des fonds», explique Guinet. Les profils ont été collectés de 2004 à 2014, via plus de 750 balises collées sur des centaines d'éléphants de mer et quelques phoques de Wedell. Les trois populations équipées - Kerguelen, îles Malouines et île Macquarie (au sud de la Nouvelle-Zélande) - couvrent tout l'océan Austral. Leurs mesures sont corrigées et mises au format international par un ingénieur, Fabien Roquet, à l'université de Stockholm. Les océanographes sont avides de précision : il leur faut «la température à 0,02°C près et la salinité à trois centièmes près»,souligne Guinet.
Plus de 98 % des données océanographiques disponibles aujourd'hui sur la zone associée à la banquise de l'océan Austral proviennent des éléphants de mer. Et 80 % des données pour les océans au sud du 60e parallèle. Ailleurs, l'océan est parcouru en permanence par 3 000 bouées dérivantes. Des «profileurs», largués par des navires, évoluent au gré des courants et plongent jusqu'à 2 000 mètres sur un cycle de dix jours.
Leurs mesures sont utilisées pour la prévision de l’état des océans délivrée chaque semaine par le consortium Mercator, basé à Toulouse. Une prévision destinée aux besoins opérationnels de navigation civile et militaire, les sous-marins étant friands d’informations sur les caractéristiques des masses d’eau profonde, déterminantes pour leur furtivité. Ces données servent aussi aux prévisions climatiques saisonnières, réalisées quelques mois à l’avance, ou aux études climatiques à moyen et long terme.
Orques
Mais les océans du Sud résistent au système Argo. Le courant circum-antarctique coince chaque profileur à la latitude à laquelle il a été largué. Les bouées qui finissent sous la banquise sont perdues pour le système. «Ces océans polaires sont peu accessibles et les données des éléphants de mer sont donc très complémentaires d'Argo», souligne Sabrina Speich, océanographe et professeure à l'Ecole normale supérieure.
Cette coopération mutuellement bénéfique entre biologistes marins et océanographes fait naître des synergies. Plus de 70 publications utilisent déjà les données des premiers pour des études océanographiques. Certaines mettent à profit la densité des mesures réalisées par les éléphants de mer, qui permet d'atteindre les petites structures de «la turbulence océanique», souligne Speich, «grâce aux millions de profils, à étudier avec des méthodes automatisées et statistiques. Ce nombre énorme est une chance, mais il faut pouvoir les traiter et pérenniser le système.»
Les éléphants de mer restant pêcher en un même lieu, on peut suivre l’évolution des paramètres physico-chimiques de ce site sur plusieurs mois, ce que les bouées dérivantes ne peuvent faire. Parmi les cibles des recherches en cours, le couplage entre biologie et physique des océans. Superposer les trajectoires des animaux sur les images des satellites d’altimétrie ou de couleur des océans permet de voir les éléphants de mer suivre avec précision les contours des tourbillons où se concentrent plancton et poissons.
Les biologistes marins ont déjà percé nombre de mystères sur les éléphants de mer. La seule mesure de l'évolution de «l'angle de plongée révèle leur densité, et donc leur taux d'engraissement», s'amuse Christophe Guinet. Les accéléromètres signalent toutes les tentatives de capture de poissons ou de calmars. L'efficacité de la pêche de chaque individu est donc mesurable. L'accéléromètre a également démontré que les éléphants de mer échappent aux orques qui les chassent en plongeant très bas, puis en s'immobilisant. Ou encore qu'ils dorment en se retournant une dizaine de minutes sur le dos, à 200 ou 400 mètres de profondeur, avant de remonter respirer.
Les biologistes n'auraient théoriquement jamais pu obtenir les crédits pour un projet si coûteux (4 500 euros le boîtier), alors que les gouvernements leur demandent sans cesse de se détourner de la recherche de base pour aller vers l'utile et le court terme. Ce n'est donc pas du CNRS que vient l'essentiel des moyens financiers, mais du Cnes, l'Agence spatiale française («et de la Fondation Total», ajoute Guinet). Le Cnes peut ainsi valoriser le système spatial Argos par des résultats scientifiques majeurs et une contribution à l'océanographie. Reste un problème : le financement de cet observatoire des océans. Guinet en est réduit à voir passer des ingénieurs, éjectés lorsque leurs CDD de trois ans arrivent à terme, alors que les océanographes, les climatologues et les services opérationnels comptent désormais sur Alfred, Gertrude et Alphonse pour leurs prévisions.