Il s'en sort seul
Des vaches nourries à l'herbe plutôt qu'au maïs
«On les a, les solutions !» s'exclame Patrick Thomas. Cet éleveur laitier préside le Centre d'étude pour un développement agricole plus autonome (Cepada), une association d'agriculteurs des Côtes-d'Armor. Il n'est pas en bio, mais nourrit ses 50 vaches à l'herbe. Il limite au maximum leurs rations de maïs : cette céréale étant trop pauvre en protéines, il faut la compléter avec du soja, souvent OGM et importé d'Amérique latine. «En plus de coûter cher, cela contribue à la déforestation, donc aux émissions de gaz à effet de serre, pointe l'éleveur. Alors que faire pâturer nos vaches a tous les avantages : l'herbe est un fourrage équilibré qui n'a pas besoin de complémentation, nous avons aussi beaucoup moins besoin de matériel, d'espace de stockage ou d'engrais, et nos prairies stockent du carbone.» Résultat : des exploitations plus autonomes, donc plus résilientes car moins dépendantes des cours des matières premières. «On souffre aussi, mais on passe mieux les périodes difficiles car nos coûts de production sont moindres : 300 à 310 euros les 1 000 litres pour des jeunes installés, environ 70 euros de moins que nos confrères qui ne sont pas à l'herbe. Même si on est sur la tangente car le prix de vente du lait est à 300 euros, pour nous, ça passe encore.»
Grâce à ces coûts réduits, même si les systèmes de production herbagers produisent moins de lait par vache que la moyenne nationale, ils créent plus de richesse pour les agriculteurs : «presque 50 % de revenus en plus par actif et 80 % de revenus en plus par hectare», estime une étude du Réseau agriculture durable, dont fait partie le Cepada. Selon celle-ci, «ces résultats caractérisent des fermes plus viables et plus transmissibles, qui créent donc de l'emploi sur les territoires». Ce modèle, explique Patrick Thomas, est celui des Néo-Zélandais et des Irlandais, «beaucoup plus compétitifs que la filière lait française, avec un différentiel de 70 euros les 1 000 litres. Il faudrait chambouler notre système en ce sens. Agrobusiness, banques et coopératives bloquent et ne jurent que par les volumes. Mais si vous ne gagnez pas d'argent avec un litre de lait, vous pouvez en produire un million, vous ne gagnerez pas plus.»
Ils ont créé une filière
Une gouvernance locale pour du comté de qualité
«Nous avons décidé de tourner le dos au volume, notre seul salut c'est la qualité», explique Claude Vermot-Desroches, éleveur et président du Comité interprofessionnel de gestion du comté (CIGC), basé dans le Jura. Avec un prix d'achat du lait aux producteurs locaux qui oscille entre 450 et 520 euros les 1 000 litres, là où les éleveurs français peinent à dépasser les 300 euros, le pari semble gagnant. Une exception qui repose sur une «culture territoriale», ancrée depuis des années dans la région, et sur trois piliers : «Un organisme de défense du produit et de gestion de sa stratégie qui regroupe l'ensemble des acteurs, un cahier des charges rigoureux et un plan de maîtrise de l'offre de fromage agréé par Bruxelles.»
Ce modèle de gouvernance collective qui mise par la qualité se distingue par un subtil équilibre entre l'offre et la demande. «On sait par expérience que quand on produit trop, les prix peuvent s'écrouler, au détriment de la qualité. C'est un cercle vicieux. Nous avons donc choisi de réguler notre filière, poursuit Claude Vermot-Desroches, qui détaille : régulièrement, l'ensemble des acteurs, des producteurs aux fabricants de fromages en passant par les affineurs, de la petite société familiale à la grande entreprise, s'accordent sur un volume maximal de fromage à produire. Ce fonctionnement permet de garantir une juste rémunération aux producteurs. Comme ils n'ont pas la peur au ventre, qu'ils ont confiance dans l'avenir, cela favorise aussi l'investissement.» Résultat, «la qualité du produit s'en ressent. Du coup, les clients sont prêts à payer un peu plus cher. Ainsi nous ne sommes pas obligés de brader nos produits à la grande distribution». L'initiative n'a toutefois «rien d'idyllique», prévient l'éleveur. «Mais si les débats peuvent être très houleux, le bien commun l'emporte toujours.» Et pour cause, toutes les décisions se prennent à l'unanimité, obligeant les acteurs à trouver un consensus. Le modèle est-il facilement duplicable ? «On a mis plus de cinquante ans pour arriver à cela, tempère l'éleveur. Mais il n'est jamais trop tard pour commencer.»
Ils résistent à plusieurs
Un atelier collectif de découpe de viande
«Rester maîtres de nos produits, c'est surtout un confort moral», estime Florent Chapelle, cogérant de la SARL «Au pré de ma viande», un atelier de découpe et de transformation ouvert en 2012 par quatre agriculteurs dans une ancienne boucherie de Saint-Christo-en-Jarez, entre Lyon et Saint-Etienne. «Aujourd'hui, les paysans maîtrisent la production, ils n'ont jamais été aussi bons techniquement, mais ils ne savent pas à quel prix ils vont vendre leur viande, alors que nous, oui»,expliquece petit producteur (18 vaches, 4 000 poulets par an et 200 ruches). L'atelier de transformation collectif, l'un des quelque 150 de France, découpe et transforme 65 à 70 tonnes de viande par an, essentiellement du porc et du bœuf. Il est utilisé par huit agriculteurs, pas tous associés, et emploie un boucher à mi-temps. «On maîtrise les produits, les recettes, on peut y aller quand on veut, c'est souple et cela ne nous coûte pas plus cher qu'avant, quand on faisait faire à façon.»
Mais Florent Chapelle l'avoue, la pratique est chronophage : «Notre modèle est intéressant quand on ne compte pas son temps.» Car en plus de la transformation, l'idée est aussi de rester maître de la commercialisation des produits en les vendant en direct (paniers, marchés, magasins de producteurs…). «Mine de rien, ce n'est pas un job auquel on a été préparés», ajoute l'éleveur. Lui a choisi un système «confortable» : il vend sa viande bio sur abonnement, à des consommateurs lyonnais avertis, auxquels il propose des découpes sur mesure, comme des T-Bone steaks à l'anglo-saxonne. Une niche, qu'il estime «difficilement duplicable, pas parce que c'est plus cher, mais parce qu'il faudrait que tous les consommateurs acceptent de s'abonner à l'année, ce qui ne sera pas le cas».Impossible, vraiment, de généraliser ce modèle ? «Pour beaucoup de producteurs, c'est trop tard, ils ont des prêts à rembourser et leurs volumes sont trop gros, ils sont enfermés dans un modèle qui ne fonctionne pas. Le changement viendra surtout du consommateur : il faut que chacun se remette à faire les marchés. Finalement, il faudrait plus une transformation de la société que du monde paysan.»
Ils ne s’en sortent pas
Les esclaves surendettés de la compétitivité
Comment sortir de la course aux volumes et échapper aux griffes de l'agrobusiness qui réclame toujours plus pour moins d'argent ? Sauf à changer carrément de métier, les agriculteurs qui sont sur les barrages ne voient guère de solution. Nicolas, 25 ans, qui élève 80 vaches laitières sur la ferme de ses parents, se sent pris au piège : «J'ai mis environ 500 000 euros il y a deux ans dans l'exploitation. A ce moment-là, on nous disait qu'il fallait investir, que les Chinois allaient acheter notre lait. Et maintenant que je suis rentré dans un système, je n'ai pas le choix, il me faut sortir du pognon pour rembourser les prêts à la fin du mois.» Les tracteurs rutilants ? Les machines toujours plus performantes ? «Tout cela n'est pas à nous, ça appartient aux banques, poursuit Nicolas. On est obligés de continuer à investir dans du matériel dernier cri pour rester compétitifs et essayer d'assurer un revenu. Tous les matins, on part au travail les menottes aux poignets.»
La plupart de ces éleveurs ne voient guère davantage leur avenir dans les filières bio ou les circuits courts de vente directe. «A petite échelle, cela peut marcher, estime l'un d'eux, mais on ne peut pas généraliser ces modèles qui restent des niches. Les consommateurs se fournissent en majorité auprès de la grande distribution et ils sont peu nombreux à être prêts à payer plus cher ou à le pouvoir.» Benoît, 52 ans, éleveur de vaches laitières dans la Manche, n'en milite pas moins comme la plupart de ses confrères pour des exploitations «à taille humaine». Et le développement d'une agriculture industrielle - ces «fermes usines» plus dévoreuses d'emplois qu'elle n'en créent - n'est selon lui que la conséquence des prix bas. Pour Benoît, ce mouvement mortifère ne pourra être freiné qu'avec des cours davantage rémunérateurs pour les producteurs. «Je me suis rendu compte que l'investissement dans l'agriculture était trop dangereux, explique-t-il. C'est pourquoi je suis revenu il y a quinze ans à une petite exploitation de 45 vaches laitières et j'ai misé ce qu'il me restait de capital dans l'immobilier. Là, il n'y a pas de charges sociales, moins de risques et très peu de fiscalité.»