Ils sont figés au-dessus du bar, réduits à une condition d’absurdes peluches. Ces deux lynx des Balkans, empaillés après avoir été abattus dans les forêts avoisinantes, font la fierté du lieu. Sur le mur adjacent, au côté d’une buse aux yeux mi-clos, pas de tableaux ni d’affiches, mais deux ours bruns, étendus comme des tapisseries, la gueule ouverte. Dans ce restaurant d’une grande ville du centre de l'Albanie, prisé des amateurs de treillis et de viande de gibier, on espère un nouveau trophée de choix, un troisième «tigre des Balkans», fraîchement tiré et empaillé. Une commande quelque peu risquée depuis juillet 2019 et la modification du Code pénal albanais, qui prévoit désormais jusqu’à sept ans de prison pour ce type d’acquisition.
Une pratique incontrôlable
Car ce grand félin au pelage tacheté et aux yeux en amande est une espèce strictement protégée. Une protection que les humains peinent cependant à lui assurer. Depuis fin 2015, cette sous-espèce du lynx boréal a été classée en danger critique d'extinction à l'état sauvage par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), «l'avant-dernière catégorie avant l'extinction», déplore Urs Breitenmoser, spécialiste des félins à l'UICN. «Cela signifie qu'il y a moins de 50 individus adultes au sein de la population sauvage mondiale. Comme il n'y a pas de reproduction en captivité du lynx des Balkans dans les zoos (et il n'y en aura jamais), la situation est vraiment très critique.» Distinct de son voisin des Carpates, le lynx des Balkans est génétiquement lié aux populations orientales du Caucase et de l'Anatolie. Très discret, on le pensait définitivement disparu, jusqu'à sa redécouverte au début des années 2000. Aujourd'hui, il ne se reproduirait plus que dans les montagnes de Macédoine du Nord et d'Albanie.
Avec la destruction de son habitat et la disparition de ses proies, le braconnage est l’une des principales menaces qui pèsent sur la survie du lynx. Le félin aux mœurs nocturnes fait les frais de l’absence de stratégie adéquate pour préserver la flore et la faune albanaise. Strictement encadrée et réservée aux apparatchiks du régime à l’époque de la dictature communiste (1944-1991), la chasse est devenue incontrôlable dans le chaos politique des années 90, favorisée par la circulation massive d’armes dans les foyers albanais après les insurrections de 1997.
Un reportage de National Geographic décrivait en 2013 les zones humides albanaises comme des zones de guerre pour les oiseaux migrateurs d'Europe. Tirer des canards et des passereaux dans les lagunes de l'Adriatique ou des ours dans les montagnes de l'Est du pays reste un moyen d'améliorer un quotidien souvent difficile, mais aussi de flatter l'ego de certains hommes, avides de dépouilles à exhiber. Les forêts, elles-mêmes victimes d'un déboisement massif et continu malgré une interdiction de dix ans de toute coupe de bois, témoignent de l'hécatombe. Bien peu de lièvres ou de sangliers prennent la pose sur les pièges photographiques posés par les biologistes. Les animaux des sous-bois ont subi des pertes dramatiques.
Un sentiment d'impunité
Face à la tragédie en cours, les autorités albanaises ont pris des mesures inédites et draconiennes : en 2014, une interdiction totale de chasse a été votée pour deux ans, prolongée de cinq années supplémentaires. Six ans après, quels résultats ? «L'impact positif du moratoire sur la faune est évident et significatif, assure Klodiana Marika, du ministère du Tourisme et de l'Environnement. Les données montrent qu'en 2017, 2018 et 2019, le nombre total d'oiseaux d'eau recensés était d'environ 50% plus élevé qu'en 2016 : 98 564 en 2016 et 146 395 en 2019.» Mais si les zones protégées de la côte sont devenues plus accueillantes pour les oiseaux migrateurs, les forêts de montagnes restent encore souvent des lieux de non-droit, où certains n'hésitent pas à «tirer sur tout ce qui bouge».
Malgré le nombre d'amendes mis en avant par le ministère, les ONG tirent un tout autre bilan de l'interdiction. «Malheureusement, seule la première année du moratoire peut être considérée comme une réussite, déplore Aleksandër Trajçe, directeur de l'ONG Protection et préservation du milieu naturel en Albanie (PPNEA). Les années suivantes ont été marquées par de grandes déficiences dans sa mise en œuvre, entraînant beaucoup de conflits et d'insatisfactions parmi les chasseurs. En réalité, les braconniers – qui sont souvent des personnes ayant des liens étroits avec les hautes autorités – ont recommencé sans relâche à tuer la faune sauvage, sans aucun contrôle. Les seuls qui respectent l'interdiction sont les chasseurs légaux et honnêtes, qui sont les observateurs impuissants de cette situation injuste.» Au volant de 4x4 et bien équipés, c'est la nuit que les braconniers investissent les forêts comme celles du parc national de Shebenik-Jabllanice, pour mener un combat gagné d'avance. Et qu'importe si, dans le viseur, apparaissent les yeux jaunes de l'un des dix lynx du pays...
Il faut dire qu'un certain sentiment d'impunité flotte dans ce pays, candidat à l'Union européenne depuis 2014. L'Etat de droit a bien du mal à s'imposer, et les bakchichs de la corruption pourrissent le quotidien des citoyens. Les restaurants «au Chasseur», bien loin de changer de nom avec cette interdiction prolongée, ont souvent simplement caché leurs trophées les plus controversés, comme les lynx empaillés. Mais, dans les assiettes, pas question de varier les plats ni de se soucier des lois en vigueur, il faut avant tout régaler la clientèle amatrice de gibier, et plutôt aisée. Dans le centre de Tirana ou ailleurs dans le pays, des restaurants font la promotion sur Facebook des recettes du chef. «La réorganisation de l'Inspection de l'environnement a créé un vide et affaibli le contrôle temporaire, reconnaît, au ministère, Klodiana Marika. Ce qui a entraîné une augmentation des phénomènes négatifs, tels que le service d'oiseaux sauvages dans les restaurants.» Au menu : du chevreuil, du sanglier, des cailles, des faisans, mais aussi, pour les palais les plus aventureux, du hérisson, de la tortue, ou même de l'ours, «selon la saison».
«Zoo infernal»
Dans les Balkans, les animaux sauvages subissent encore des pratiques, disparues (ou presque) ailleurs sur le continent. Ours de divertissement dans des restaurants, «zoo infernal» où croupissent des lions rachitiques, captures d'oiseaux de proie... L'Albanie n'est malheureusement pas en reste. «Ce phénomène a un impact majeur sur la façon dont le public perçoit la faune sauvage, assure Aleksandër Trajçe. Ces lieux sont visités par beaucoup de gens, y compris de nombreux enfants. La promotion de ces "spectacles de mort" peut avoir des effets négatifs durables dans l'esprit des jeunes générations, qui sont très mal instruites sur la manière d'apprécier la faune.»
Grâce à la pression des associations et à la volonté de présenter une image «positive» de l'Albanie aux touristes, ces actes de cruauté envers les animaux semblent de moins en moins tolérés. Un lynx des Balkans a ainsi été récemment «libéré» d'un restaurant et transféré au zoo de Tirana. Mais pour éviter que, comme lui, d'autres animaux soient sacrifiés, les ONG veulent maintenant voir «sérieusement» appliquer la législation en cas de braconnage. «Quelques tueries illégales supplémentaires pourraient porter un coup fatal à toute la population de lynx des Balkans, alerte Urs Breitenmoser de l'UICN. Pour empêcher son extinction définitive, l'arrêt immédiat et prolongé des abattages illégaux est indispensable !»