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Libération
Portrait

Brigitte Lefèvre à l’école de la danse buissonnière

Libertaire, toujours en mouvement, la septuagénaire a quitté l’Opéra de Paris après vingt ans à sa tête.
publié le 12 janvier 2015 à 18h46

Peu d'êtres unissent, comme Brigitte Lefèvre, un naturel aussi spontanément galbé à un contrôle de soi aussi efficacement planté. En entretien - et elle en a donné beaucoup depuis son départ à l'automne de l'Opéra de Paris -, ce grand écart prend la forme d'un tourbillon chaud et froid. Plus elle semble bonne copine, plus elle est maîtresse femme. Plus elle semble maîtresse femme, plus elle file à l'anglaise, en septuagénaire buissonnière, dans les couloirs néo soixante-huitards de sa fantaisie. Plus elle vous parle, moins elle en dit. Elle se rappelle d'une phrase de Noureev : «Pas parler… faire !» Elle ne parle que pour prolonger la possibilité de faire.

Quand elle s'est vue en 2009 dans le documentaire que Fred Wiseman consacra à l'Opéra, elle a trouvé qu'elle avait l'air d'un singe. Pourquoi ? Parce que ses mains s'agitaient, comme voltigeant de liane en liane pour porter la nouvelle à Tarzan, quel qu'il soit : «J'ai l'impression que si je ne fais que dire, je ne me fais pas comprendre. Je me sens en dehors de ce que je ressens. A l'intérieur, je pense beaucoup, beaucoup… et puis j'y vais. Ensuite, j'aime m'effacer devant des grandes personnalités, comme ça, avec le calme de quelqu'un qui n'est pas un singe.» La danse s'élève où la parole s'éteint ; Brigitte Lefèvre bouge de la tête et des mains comme si la première était sans limite et la seconde, sans effet. C'est un plaisir de la regarder vous étourdir et penser. Mais vous n'apprendrez rien sur ce que signifie, concrètement, exercer l'autorité. Elle a trouvé ridicule Vincent Cassel en chorégraphe maléfique dans Black Swan, «s'il y en avait des comme ça, je ne les ai pas vus». Il y en avait, et des danseuses terribles, comme dans toute armée, mais la générale salue sans distinction la troupe au moment des adieux.

Dompteuse. Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir dirigé un monument national que, danseuse, on avait choisi de quitter. Elle avait 28 ans lorsqu'elle en sortit, quarante lorsqu'elle rangea ses chaussons, cinquante lorsqu'elle y revint. Elle en a soixante-dix, sa silhouette et son énergie les démentent. Comme tant d'anciennes danseuses, formées à cette discipline de l'âme qu'est le travail du corps dans toutes ses dimensions simultanées, on dirait un vieux faon martial, prêt à trotter dans une forêt de carton-pâte, le cou haut, les pattes au vent, en mobilité perpétuelle dans ses discours et sur le plancher, toujours entre deux ombres et deux âges. C'est une dompteuse à l'aventure : elle a discipliné sa passion par l'institution, l'a déclinée contre elle, à La Rochelle et ailleurs, au travers de la danse moderne, puis a reconverti l'une en rajeunissant l'autre. Comment définir ce monde de l'Opéra avec qui elle fut à tutu plus qu'à toi, sans excès de familiarité, ce monde qu'elle vient de laisser ? «Il y a un côté mallarméen dans la danse française. Pour le tricentenaire, on parlait du "dédain de la virtuosité". Ce qu'on y fait est d'une difficulté sans nom, une somme de travail incroyable sur des arguments assez simplets. Les Russes, pour certains, se perdent davantage dans l'ivresse de la danse.»

A Saint-Pétersbourg, il y a longtemps, elle a vu danser un jeune homme qui s'appelait Barychnikov : «Un jour, il est venu dans la classe et il s'est mis à faire des pirouettes. Lui, c'est l'aisance, la curiosité. Il a tout fait différemment, avec plus de souplesse…» A Paris, enfant, elle était à l'école de danse de l'Opéra quand on a dit aux élèves qu'elles pouvaient assister à une répétition : «Et là, on voit… quelque chose d'incroyable. C'était la danse sauvage et savante. C'était Noureev.» Ils se connurent ; ils n'ont jamais été amis. A-t-elle lu Danseur, le roman qu'il a inspiré à Colum McCann ? Elle fait la moue : «Oui… J'ai préféré Blonde, de Joyce Carol Oates, sur Marilyn Monroe. Je suis intéressée par les gens, comme elle, qu'on veut voler. Ce n'était pas du tout le cas de Rudolf.»

Plus tard, deux fois, elle a dansé pour Merce Cunningham : «La première fois, il me regarde répéter, puis il ne me regarde plus du tout. Je m'approche ; il fait non de la tête ; j'avais dansé deux secondes de trop, donc ça n'allait pas : je n'étais pas dans le mouvement. Or, danser, c'est être dans un mouvement, pas dans l'expression de soi… enfin, si, c'est aussi être dans l'expression de soi. De tout ce que je vous dis, on peut dire aussi le contraire !» Que lui a apporté l'abstraction sensuelle de Cunningham ? «Il a changé ma vie, parce qu'il a changé mon regard. Quand je vois le paysage devant ma maison, en Bretagne, une vasière, les oiseaux, je me dis que c'est un de ses ballets.»

«Parfum». Le 31 octobre, elle a donc quitté le bureau de directrice de la Danse au Palais Garnier, qu'elle occupait depuis vingt ans. Ce soir-là, on jouait Rain, un ballet d'Anne Teresa de Keersmaeker, sur une musique de Steve Reich. Après le spectacle, il y a eu une cérémonie. Les techniciens ont applaudi l'implacable et libertaire matronne :«J'ai toujours alterné entre être très près, sur le plateau, et les petites places au fond de la salle. Ce soir-là, il fallait être sur le plateau. Je n'avais pas de nostalgie, mais le plaisir d'être là.» Elle n'y est pas retournée depuis.

Quand elle a arrêté de danser, ce fut pareil : jamais plus, dit-elle, elle n'a fait une barre. Pourquoi imposer à son corps un changement aussi brutal ? Elle balaie d'un geste le souvenir, la souffrance, les regrets : «On est à un tel niveau qu'il faut passer à autre chose. Je suis comme ça. J'ai peut-être eu tort. Maintenant, chaque matin, je fais trois quarts d'heure de yoga.»

Aujourd'hui, elle est au Théâtre de l'Ouest parisien, à Boulogne-Billancourt, que dirige son mari. Avec Daniel San Pedro, elle monte un spectacle inspiré des Cahiers de Nijinski (1). Le danseur russe les a tenus en 1918, juste avant d'être interné. Mort en 1950, il est enterré au cimetière de Montmartre. Elle parle de sa douceur et elle connaît sa tombe : «Vous avez vu les santiags qu'ils lui ont mises ? Ça ne va pas du tout ! Il n'y a aucun film de lui, mais on connaît les ballets. C'est la grâce même, l'émanation de cet homme devient un esprit, un parfum. Mais c'est peut-être le chorégraphe qui m'intéresse le plus : ça se passe dans le ventre, quelque chose se dépose dans le faune.»

Aurait-elle aimé, comme son amant Diaghilev, diriger les Ballets russes ? «Non, ce n'est pas dans mon époque. Mais j'aurais aimé les voir : c'est quand même le triomphe du goût.» Le goût, cette chose pour laquelle les gens sont désormais prêts à tuer si on ne la leur accorde pas, c'est quoi ? «Je vais dire un truc un peu à la con : le goût, c'est le goût des autres, de ne pas s'installer, d'agir, de découvrir, d'associer. Au début, les ballets russes, c'était le faste. Il y a les productions luxueuses, et il y a les productions fastueuses ; c'est différent. Le goût est dans le faste. Et puis les Ballets russes, c'était une bande, des baladins qui venaient de partout. Aujourd'hui, je n'entends parler que d'argent, de mécénat, de luxe. Mais la danse ne peut pas être un produit de luxe.»

Elle est à la fois enthousiaste et critique sur l'époque. La baisse des budgets, le rétrécissement mental, la remontée du poujadisme culturel chez les élus locaux, tout cela lui fait tendre le cou et pincer le nez : «Il n'y a pas longtemps, j'en ai rencontré un qui m'a dit : faut que vous sachiez, les gens de la culture, maintenant, c'est fini !» Que lui a-t-elle répondu ? «Que voulez-vous répondre à ça ? J'ai souri et je lui ai dit : merci de ne pas avoir parlé de cultureux !»

(1) «Les Cahiers de Nijinski», Théâtre de l’Ouest parisien, Boulogne-Billancourt, jusqu’au 18 janvier. Mise en scène de Daniel San Pedro et Brigitte Lefèvre, avec Clément Hervieu-Léger et Jean-Christophe Guerri.