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Théâtre

A Bagnolet, Fréhel toute gouaille dehors

Violaine Schwartz adapte avec Pierre Baux son roman sur la chanteuse de l’entre-deux-guerres.
Pierre Baux se surpasse en évoquant l'interprète de «la Java bleue». (Photo Michèle Constantini)
publié le 5 mars 2015 à 19h26

«Je baise, monsieur le Président. Je baise.» Il s'appelle Caillou Fleur ou plutôt Pierre Pervenche. Mais il préférerait Fleur Fleur. Comme cette Marguerite Pervenche - ou faut-il dire Marguerite Boulc'h ? - dont il défend la mémoire. Fleuris ou rugueux, les prénoms tournent et retournent, roulent et valsent dans la bouche, identités virevoltantes attrapées au bond par un Pierre Baux étonnamment multiple dans cette évocation admirablement construite de la chanteuse Fréhel.

A l'origine de ce spectacle, il y a le très beau roman de Violaine Schwartz, le Vent dans la bouche, paru en 2013 (P.O.L). Auteure mais aussi comédienne, elle forme depuis longtemps une équipe soudée avec Pierre Baux, à qui il semble d'ailleurs que le livre soit dédié. Que tous deux aient choisi d'adapter à la scène ce texte aussi finement écrit que drôle et truculent semble, du coup, presque aller de soi.

Bourrasque. Comme le vent bouscule, secoue, décoiffe et transforme en quelque sorte - il faut imaginer le vent du cap Fréhel, en Bretagne, dont la chanteuse a tiré son nom de scène -, le personnage même de Fréhel a cette liberté étourdissante, bourrasque de vie insouciante et folle qui dévore tout sur son passage. Ce sont donc des bouffées de Fréhel «alias la Môme Caoutchouc, la Môme Catch-Catch, la Liane Rousse […] Grande Gueule, Miss Coco», qu'exhale cette invocation en forme de plaidoyer ivre.

L'homme monté sur scène, sobrement vêtu d'un manteau noir avec une épaisse brassée de dossiers, demande que les restes de la chanteuse soient rapatriés au cimetière de Montmartre. Il écrit au Président. Il lui parle à voix haute. L'affaire lui tient à cœur au point de l'occuper tout entier. Il se projette face à un public imaginaire : «Fermez vos gueules, j'ouvre la mienne !» Le leitmotiv scandé tout au long du spectacle a l'effet d'un verre d'alcool fort avalé cul sec pour se donner du courage. D'ailleurs il se reprend, recommence depuis le début. Mise en bouche. Mise à feu.

On connaît déjà les talents d'acteur de Pierre Baux, notamment dans ses interprétations de l'Amérique, d'après Raymond Carver, ou d'Ecrits Rock, d'après Please Kill Me, de Legs McNeil et Gillian McCain - mais là, il se surpasse. Jamais il n'a déployé autant d'inventivité, transformant par imprégnation progressive son personnage ; devenu féminin sans l'outrance de la caricature, il reste un homme jouant une femme. Cette capacité à être plusieurs, héros composite dont les facettes miroitent tour à tour, est l'essence même du texte. Le jean coupé court façon short sur un collant noir, il chante la Java bleue, sésame propitiatoire d'un rituel où s'engouffre la dévoreuse Fréhel, son fantôme, son double, son idole.

Déchéance. Des coffres ont été aménagés dans l'estrade, d'où il tire des accessoires de jeu : robe rouge, escarpins, maquillage, une brosse à cheveux qui le transforme définitivement. Fréhel, la gloire, la déchéance, une vie grillée par les deux bouts, champagne, sexe, coco, du Transsibérien aux bordels d'Istanbul. Construite comme une partition, la mise en scène entrelace les thèmes, superpose, varie. Au-delà de la simple évocation, elle donne corps à un tourbillon vital fou et chatoyant sous le signe de l'affirmation. «Fermez vos gueules, j'ouvre la mienne !»

«Le Vent dans la bouche», de Violaine Schwartz, m.s. Violaine Schwartz et Pierre Baux. Le Colombier, 20, rue Marie-Anne Colombier, Bagnolet (93). Jusqu'au 15 mars. Rens. : www.lecolombier-langaja.com