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Vaudeville

«Une île flottante» : Labiche aux abois

Fantaisie franco-allemande pleine de nonsense de Marthaler.
Charlotte Clamens, Marc Bodnar, Nikola Weisse et Ueli Jäggi revisitent Labiche. (Photo Simon Hallström. Iconiq)
publié le 16 mars 2015 à 17h46

Trente ans après avoir monté l'Affaire de la rue de Lourcine, Christoph Marthaler revient à Labiche. Revient ? Labiche ? Tout cela demande éclaircissement. Car plutôt que d'envisager un texte précis, c'est d'abord à l'ensemble de l'œuvre que s'est intéressé le metteur en scène suisse. De Labiche, il goûte avant tout la fantaisie penchant dangereusement vers l'absurde, les dialogues de sourds, les quiproquos, les apartés et ce ridicule d'une bourgeoisie bébête qui faisait les délices de Flaubert.

Das Weisse Vom Ei (Une île flottante), qu'il présente en ce moment au théâtre de l'Odéon, à Paris, commence ainsi par une scène d'exposition à mourir de rire où les acteurs, alignés à l'avant-scène devant le rideau rouge, échangent sur fond de guitare hawaïenne des répliques, en français et en allemand, piochées dans différentes pièces. Ce florilège étourdissant énoncé avec le plus grand sérieux donne l'impression d'un film en accéléré dont les images défileraient dans le désordre. Les mots «Doktor» et «Tochter» («docteur» et «fille») y sont pris l'un pour l'autre, ajoutant à la confusion.

Pince-sans-rire. Conscient que le spectacle doit malgré tout s'ancrer dans un texte précis, Marthaler s'est plongé dans l'œuvre de Labiche, en particulier dans la traduction allemande d'Elfriede Jelinek - qui prend quelques libertés vis-à-vis de l'original - d'où il a extrait la Poudre aux yeux, une comédie désopilante en deux actes. On y trouve, entre autres, un docteur et son épouse, M. et Mme Malingear, ainsi que leur fille Emmeline. La pièce est d'abord un prétexte, comme l'explique Charlotte Clamens, qui joue Mme Malingear aux côtés de Marc Bodnar, dans le rôle du docteur, tandis que Catriona Guggenbühl joue le rôle de la fille. Repérée notamment pour ses prestations pince-sans-rire d'une drôlerie irrésistible dans Italienne avec orchestre de Jean-François Sivadier ou Talking Heads d'Alan Bennett, mis en scène par Laurent Pelly, Charlotte Clamens participe pour la première fois à une création de Marthaler. «Lors de notre première rencontre, il m'a dit : on va faire un Labiche. Mais il ne savait pas quelle pièce. Il voulait absolument qu'il y ait un couple français et un couple allemand qui parleraient dans leur propre langue. Il a finalement trouvé ce texte qui collait à son idée. Il y a donc les Malingear et les Ratinois avec leurs enfants, puisque M. et Mme Ratinois ont un fils, Frédéric ; interprétés respectivement par Ueli Jäggi, Nikola Weisse et Raphael Clamer. Graham Valentine joue tous les rôles de domestiques. Enfin la femme en rouge que joue Carina Braunschmidt n'est pas dans le texte de Labiche, elle a été rajoutée

Ce rajout explique peut-être pourquoi l’actrice, au début du spectacle, se retrouve coincée… dans un aparté, un peu comme on serait bloqué dans un ascenseur entre deux étages. Cela arrive parfois dans le théâtre de Marthaler. De fait, ce personnage énigmatique, double féminin quasi silencieux de celui interprété par Graham Valentine, traverse le spectacle comme une énigme, une présence étrange, voire inquiétante, qui hante le plateau. Elle se confond même à un moment avec un tableau accroché au mur. Elle n’est pas la seule.

Malingear et son épouse sont eux aussi curieusement doublés par des tableaux qui les représentent dans la position même où nous les découvrons. Lui, à son bureau. Elle, assise dans un fauteuil. Le temps, étiré à l’extrême, est rythmé par la note unique d’un carillon qui se répète indéfiniment. Chaque réplique est entrecoupée de longs silences. Un passage voit les acteurs reprendre le dialogue depuis le début. Cette suspension du temps crée une attente donnant à chaque mot un impact particulier.

Jabberwocky. Musicien de formation, Christoph Marthaler travaille ses mises en scènes comme des partitions, ce qui lui donne une grande liberté vis-à-vis du texte dont il fait ressortir la fantaisie proche du nonsense à des endroits inattendus. Paradoxalement, Das Weisse Vom Ei est son premier spectacle sans musiciens ; on y chante de temps à autre mais moins que dans ses autres créations. Il y a cependant une harpe, qui remplace le piano mentionné dans le texte ; mais Emmeline fait seulement semblant d'en jouer. Frédéric lui donne des cours de musique. Ils sont amoureux. On jase. Il faut les marier. D'où les visites réciproques des deux familles, chacune essayant de paraître d'un rang social plus élevé pour impressionner l'autre.

Au milieu de tout ça un domestique impavide passe régulièrement avec sous le bras des animaux empaillés. Il manipule la situation à l'aide d'une télécommande, arrêtant à l'occasion le spectacle pour faire entendre un extrait du Jabberwocky de Lewis Carroll. Les gags les plus fous pullulent dans une atmosphère doucement vrillée. Fidèle à l'esprit de l'auteur, Marthaler le pousse en quelque sorte dans ses retranchements en déjouant les ficelles trop grosses de la pièce, pour l'emporter sur un terrain plus risqué où règne une ironie dadaïste d'autant plus dévastatrice qu'elle est toujours en demi-teinte.

«Pendant les répétitions, il ne cessait de nous répéter "understatement"», surtout ne pas en faire trop, raconte Charlotte Clamens. Le spectacle est la rencontre de deux univers, celui de Marthaler et celui de Labiche, qui se mélangent très bien. La fin heureuse de la pièce lui posait un problème. Il la trouvait ennuyeuse. Il a décidé de la supprimer. Mais comment terminer le spectacle alors ? Ça s'est fait tout seul. On continue, mais il n'y a plus de texte et pas de résolution.» En fait, les acteurs emballent les objets - animaux empaillés, statuettes - et décrochent les tableaux des murs. On vide la maison. On déménage. Ils finissent même par manger le polystyrène des emballages. Comme s'il s'agissait de débarrasser les lieux jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.