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Théâtre

«Thyestes», un drame en sombres saynètes

Simon Stone décontextualise Sénèque pour en donner un écho actuel brillamment dérangeant.
Sur scène s'exposent toutes sortes de vexations plus ou moins SM dans «Thyestes» (Photo Jeff Busby)
publié le 24 mars 2015 à 19h36

«Tu es allé, au duty free ?» Un type raconte son attente dans un aéroport à guetter sa petite amie avant d'embarquer ensemble sur un vol pour le Guatemala. La fille n'est pas venue et il a voyagé seul. Il s'est trompé de mois, parti en septembre et non en octobre, comme prévu par la copine - il le découvrira plus tard. On peut y voir un acte manqué. D'ailleurs, la fille n'est même pas sa petite amie, il avait juste des vues sur elle.

On peut surtout se demander ce que vient faire cette histoire dans une mise en scène de Thyeste d'après Sénèque. Et qui sont ces trois types en train de bavarder et de boire comme s'ils étaient au bistrot dans l'espace nu d'un plateau bifrontal ? Premier spectacle de l'Australien Simon Stone présenté sur une scène française, Thyestes (graphie anglaise du titre) se distingue par une approche délibérément déviée.

Inceste. Plutôt que d'attaquer bille en tête un texte réputé pour sa crudité et sa violence - avec, à la clé, infanticide et cannibalisme, le tout sur fond de viol, d'inceste et autres joyeuses atrocités -, il élabore une stratégie de contournement dont l'effet immédiat est de dérouter le spectateur. Décomposée en une douzaine de scènes sans ordre apparent, mais constituant quand même une progression dans l'horreur, cette version se positionne comme en vis-à-vis par rapport à l'original - Simon Stone ayant soin, entre chaque séquence, de projeter un synopsis résumant les temps forts, les tenants et aboutissants de la pièce de Sénèque.

Thyeste séduit Erope, épouse d’Atrée, son frère jumeau. Plusieurs enfants naissent de cette union. Atrée découvre l’affaire. Thyeste fuit en Epire pour échapper à sa colère. Atrée feint de se réconcilier avec son frère lors d’un repas où il lui sert à manger les enfants qu’il a eus avec Erope. Par la suite, Thyeste élève Egisthe, fils né d’une relation incestueuse avec sa propre fille, Pélopia, pour qu’il le venge et tue Atrée. Telles sont les grandes lignes du drame en cinq actes de Sénèque. On est loin du réalisme d’abord déconcertant de la première scène du spectacle, non dépourvue d’effet comique. Cependant, l’atmosphère sympathique de trois copains en train de partager un bon moment laisse assez vite place au sentiment mitigé et quelque peu menaçant, typique d’un certain théâtre anglais, d’une situation prête à dégénérer. Quand l’un des personnages tourne le dos à ses camarades pour chercher un morceau sur son iPod, la scène s’interrompt, soudain plongée dans l’obscurité, suggérant le meurtre qui va suivre, en référence à l’assassinat de Chrysippe par ses demi-frères Thyeste et Atrée.

Ring. Tableau après tableau, entrecoupés par des noirs, Simon Stone et ses comédiens - Thomas Henning, Chris Ryan et Mark Winter - donnent une résonance d'autant plus dérangeante au texte de Sénèque qu'ils le déplacent dans l'imaginaire contemporain. La scène est un ring où s'exposent toutes sortes de vexations plus ou moins SM dont le naturalisme parfois éprouvant n'est pas sans rappeler le théâtre de Sarah Kane ou de Mark Ravenhill.

L’image de cet homme (s’agit-il d’Atrée ?) sous perfusion dans un fauteuil roulant, en train de regarder un documentaire animalier, est à cet égard emblématique du profond malaise qui se dégage de ce spectacle, par ailleurs très réussi. En maintenant tout du long un équilibre volontairement ambigu aussi bien entre horreur et humour noir qu’entre l’original de Sénèque et sa propre version, c’est un incontestable tour de force qu’accomplit Simon Stone.