Il y a d'abord ce chardonneret auquel on a crevé les yeux. L'oiseau dans sa main, Hinkemann s'insurge contre la cruauté humaine. Il a surpris la mère de Grete, sa compagne, au moment où elle enfonçait des aiguilles chauffées à blanc dans les yeux de l'animal, soi-disant pour qu'il chante mieux. «Maintenant, il ne voit plus la lumière. Il est plongé dans la nuit, une nuit noire. Et toi, tu restes là, impassible. Ne sens-tu pas une grande obscurité t'envelopper ?» dit-il à Grete.
Baigné dans une semi-pénombre, l’espace de la scène reflète l’état d’esprit de Hinkemann. Car l’animal blessé, le mutilé, c’est d’abord lui. Soldat démobilisé de la Première Guerre mondiale, une balle française lui a traversé le bas-ventre faisant du jeune homme un impuissant.
L'équation guerre-impuissance est le thème obsédant de Hinkemann, pièce écrite en prison en 1922 par Ernst Toller (1893-1939) dont Christine Letailleur présente aujourd'hui une mise en scène d'une rare sensibilité. Pour l'occasion, elle retrouve Stanislas Nordey (avec qui elle avait notamment monté Pasteur Ephraïm Magnus, de Hans Henny Jahnn), lequel joue Hinkemann aux côtés de Charline Grand (Grete), Richard Sammut (Paul), Christian Esnay (le Forain), Michel Demierre (Max Knatsch), Manuel Garcie-Kilian (Michel Unbeschwert) et Jonathan Genet (Sebaldus Singegott).
Ce spectacle est d'autant plus remarquable que le théâtre d'Ernst Toller n'est pour ainsi dire pas ou très peu monté en France. Christine Letailleur a découvert l'auteur en lisant son autobiographie, Une jeunesse en Allemagne - épuisée dans l'édition française - publiée en 1933 aux Pays-Bas, alors que Hitler accédait au pouvoir et que les œuvres du dramaturge étaient brûlées par les nazis.
Né dans une famille juive en Prusse orientale, Toller raconte comment, alors qu'il fait des études en France à Grenoble, il s'engage dans l'armée en 1914 pour, en quelque sorte, «prouver» qu'il est «allemand et rien qu'allemand». La guerre lui ouvre les yeux. Il revient du front fermement décidé à défendre la paix et farouchement opposé aux fanatismes nationalistes. «Les mots "Je suis fier d'être allemand" ou "Je suis fier d'être juif" sont pour moi aussi stupides que si quelqu'un disait : "Je suis fier d'avoir les yeux bruns !"», écrit-il dans Une jeunesse en Allemagne.
Boomerang. En 1918, Toller rejoint le mouvement spartakiste de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Un an plus tard, il participe à la République des conseils de Bavière aux côtés de Kurt Eisner et Gustav Landauer. Une fois le mouvement écrasé, Toller échappe de peu au peloton d'exécution. Il est emprisonné pendant cinq ans dans la forteresse de Niederschönenfeld, où il écrit des poèmes et des pièces de théâtre, dont Hinkemann.
C’est peu de dire que ce texte est une charge contre la guerre. Mais Toller va encore plus loin dans cette pièce conçue comme une plongée dans le drame d’un personnage confronté au plus profond de lui-même à une souffrance morale qui l’isole de ses semblables. Quand Hinkemann serre Grete dans ses bras au début du spectacle, l’intensité de l’étreinte est bientôt parasitée par le tourment de ne plus être un homme comme les autres.
Ce moment fugitif est rendu comme si pendant quelques secondes il pouvait oublier son infirmité pour que finalement elle lui revienne à l'esprit en boomerang. C'est là que survient Paul, le beau parleur, ami de Hinkemann. Paul chante La Traviata à tue-tête. Il ne tarde pas à comprendre que quelque chose ne tourne pas rond dans le couple. Dans un pays dévasté par la guerre, le travail se fait rare. Hinkemann est engagé par un forain. Son numéro consiste à décapiter des rats et des souris à coups de dents. Devenu bête de foire, on le présente comme : «Le héros allemand ! La poigne allemande !»
Taverne. Quelques traits suffisent à Toller pour situer l'intrigue dans le contexte politique et social d'un pays détruit par une violente crise économique, associée à la montée d'une droite extrême ouvertement raciste. Paul et Grete s'embrassent au milieu d'une foule traversée par les harangues de vendeurs de journaux et autres commentaires de badauds annonçant pogroms et incendies de synagogues, ou encore la chute du dollar. Soudain, ils voient Hinkemann en train de faire son numéro. Paul ricane. Grete bouleversée le repousse.
Plus tard, Hinkemann retrouve ses camarades de parti à la taverne, ses propos détonnent. «Il y a des hommes auxquels aucun Etat, aucune société, aucune famille et aucune communauté ne peut apporter le bonheur […]. Là, où vos remèdes ne servent plus à rien, notre détresse ne fait que commencer», assène-t-il. Impossible en entendant ces mots de ne pas penser à l'homme Toller qui, en 1939, mettra fin à ses jours dans une chambre d'hôtel à New York.
Consciente de ces correspondances, Christine Letailleur a envisagé son spectacle comme un voyage dans l'intimité d'un personnage. «Je n'ai jamais pu proférer le texte de Hinkemann à haute voix. C'est pour ça que j'ai d'abord travaillé seule à la préparation du spectacle. J'étais littéralement hantée par la pièce. Jusqu'à rêver de Toller que j'ai vu assis sur un tabouret dans sa prison. Je me réveillais la nuit. Je visualisais des scènes. Ce spectacle, c'est un voyage intime, comme une histoire d'amour. Je suis tombée amoureuse de Toller ; de cet homme à la sensibilité à fleur de peau qui a si bien su capter l'atmosphère d'une époque, mais qui en a aussi pris toute la violence en pleine figure.»