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Libération
Interview

«Parler est un moyen de faire l’amour»

Arthur Nauzyciel, le metteur en scène de «Splendid’s».
publié le 6 avril 2015 à 17h06

Arthur Nauzyciel et ses comédiens étaient en pleine répétition début janvier au moment des attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher. La prise d'otages fantasmagorique imaginée par Genet dans Splendid's se doublait soudain d'une réplique terrifiante dans la réalité.

Ces événements tragiques ont-ils remis en question votre travail sur le moment ?

C’était terrible. En plus on vivait ça à la minute près en quelque sorte en suivant les événements à la radio ; je ne voulais surtout pas regarder la télévision. On ne savait pas ce qui allait arriver. Donc on a vécu dans cette incertitude. A la création du spectacle mi-janvier, lors des rencontres avec le public, à chaque fois la question de la relation éventuelle entre la pièce et ce qui venait de se dérouler était posée. On touche là à la différence entre l’imaginaire d’un poète et le choc du réel. Les deux n’ont pas lieu sur le même plan. J’expliquais donc aux spectateurs qu’il fallait voir la pièce en oubliant autant que possible les événements. D’ailleurs c’est curieux, récemment j’ai rêvé que je marchais dans la rue, une mitraillette à la main. Aussitôt on s’est jeté sur moi pensant que j’étais un terroriste. Alors je me débattais comme je pouvais en expliquant que mon but n’était pas de commettre un attentat.

Pourquoi avoir choisi de monter cette pièce en anglais avec des acteurs américains et français ?

J'arrivais au terme d'une année très intense où j'avais créé Jan Karski (mon nom est une fiction) d'après le roman de Yannick Haenel puis la Mouette de Tchekhov au Festival d'Avignon, Abigail's Party de Mike Leigh à Oslo et Red Waters, un opéra avec Keren Ann. Je sentais qu'il fallait que je passe à quelque chose de complètement différent. Pendant la tournée de Julius Caesar, spectacle en anglais avec des acteurs américains, on avait déjà travaillé avec certains comédiens sur une très bonne traduction anglaise de Splendid's due au romancier et metteur en scène britannique Neil Bartlett. Ecrivant en français, Genet considère qu'il s'exprime dans la langue de l'oppresseur, la langue de l'ennemi. Donc pour lui, c'est déjà en quelque sorte une langue étrangère qu'il s'approprie en la poussant dans ses retranchements. Ce français retravaillé, sophistiqué, réinventé presque par Genet est à son tour une langue étrangère. Du coup, monter la pièce en anglais avait un sens. D'autant plus que Genet fait référence au cinéma américain dans ce texte.

Genet fait parler ses gangsters dans une langue très poétique…

On n’est pas dans le réalisme. Les gangsters parlent une langue qui relève du fantasme, du désir. Parler est un moyen de faire l’amour, d’échapper au réel. C’est exactement ce que fait Genet quand il écrit. C’est un langage qui relève de la sexualité, du désir, mais sans objet concret, un langage hallucinatoire, mental, masturbatoire, qui passe par la transfiguration du réel sordide de la prison et de l’isolement.

Genet a déchiré le manuscrit de la pièce. Il ne voulait pas qu’elle soit jouée et encore moins publiée. Comment l’expliquez-vous ?

A l'époque, on en est 1946 ou 1947, Genet risquait la prison à perpétuité. Pour cette raison, il ne souhaitait pas qu'une pièce glorifiant la trahison, la lâcheté et l'homosexualité soit jouée. L'autre explication, c'est que ce texte est un adieu à tout ce qu'il a vécu jusque-là, les criminels, la prison, etc. Après ça, Genet n'écrira plus pendant plusieurs années. Il va seulement tourner Un chant d'amour, son unique film. Là encore, c'est un adieu à ce monde de la prison, à l'enfermement, à cet état de manque et du désir solitaire. Je pense qu'Un chant d'amour est la forme cinématographique de Splendid's, et c'est pour cette raison que j'ai voulu le diffuser en lever de rideau. Pour monter les correspondances entre les deux œuvres.