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Libération
Théâtre

«Nécessaire et urgent» : Annie Zadek à fond de colles

Hubert Colas met en scène la hantise des questions sans réponse.
(Photo Hervé Bellamy)
publié le 20 avril 2015 à 18h26

Les enfants aiment poser des questions. C’est naturel. Ils découvrent le monde. Plus ils intègrent ce qui constitue leur entourage le plus proche, plus naissent de nouvelles interrogations. Pourquoi les choses sont comme ça et pas autrement, se demandent-ils.

Annie Zadek est née à Lyon dans une famille originaire de Pologne. Ses parents sont arrivés en France en 1937. Juifs et communistes, ils sont partis deux ans avant l’invasion de leur pays par l’Allemagne nazie. Ils n’ont jamais expliqué les raisons de leur départ. Aux questions infinies que pose le petit enfant succède souvent avec les années une période de silence sur ce que l’on peut éventuellement appeler des «secrets de famille» ; autrement dit des sujets dont, pour une raison ou pour une autre, d’évidence, on ne parle pas. Savoir d’où l’on vient, par exemple, ou ce qui s’est passé avant notre naissance.

Impact. Il y a donc des questions que l'enfant n'a pas posées ; soit il n'y pensait pas quand ses parents étaient encore auprès de lui ; soit il n'osait pas. Nécessaire et urgent d'Annie Zadek revient sur ces interrogations restées sans réponses. Dans la mise en scène remarquable de justesse, d'équilibre et de sobriété qu'en donne Hubert Colas, un doute s'instaure de prime abord sur l'identité de ceux à qui s'adressent ces séries de phrases interrogatives. La position même du spectateur y est remise en cause dans la mesure où, malgré lui, faisant face aux comédiens Bénédicte Le Lamer et Thierry Raynaud dont il distingue difficilement les traits car ils sont plongés dans une semi-pénombre que troue un filet de lumière dirigé vers la salle, il assume en quelque sorte le rôle du destinataire.

L'impact des questions posées dans le spectacle est d'autant plus fort qu'elles s'adressent à des morts. Or, bien qu'ils soient absents, on a encore beaucoup de choses à dire aux disparus ; on les porte en nous, ils sont désormais partie intégrante de notre vie intérieure. «J'écris à présent une longue lettre aux morts», notait par exemple le poète Tomas Tranströmer, décédé le jour même de la représentation au théâtre d'Arles du texte d'Annie Zadek. Elle-même ne fait pas autre chose et l'on ressent au cours de la représentation à quel point et quelle force elle ouvre un chantier gigantesque qui, au-delà la sphère intime, atteint une dimension qui engage chacun de nous. Demander : «Quel livre auriez-vous pris sur une île déserte ?» Ou : «Cette maison où vous habitiez existe-t-elle toujours ?» «Vous embrassiez-vous sur la bouche à la terrasse des cafés ?» Mais aussi : «Faisiez-vous rire les filles en imitant Hitler ?» c'est poser les jalons d'un nombre indéfini de récits possibles avec, en toile de fond, la déportation et les camps d'extermination.

A tâtons. Construite autour d'un cube transparent bientôt envahi de fumée, la scénographie traduit avec tact cette immersion au cœur d'une mémoire lacunaire et qui cherche son chemin à tâtons dans un espace flou, lointain et peuplé d'angoisses. Le jeu précis et d'une grande pudeur du duo de comédiens Bénédicte Le Lamer et Thierry Raynaud donne tout leur poids à ces sondes lancées dans le passé pour nous parler d'aujourd'hui.