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Théâtre

Martin Zimmermann clonesque

Dans les décors mobiles de son spectacle «Hallo», le performeur suisse se disloque en séries d’avatars loufoques.
Dans «Hallo», Martin Zimmermann a voulu amener «le bricolage et la fragilité du cirque» dans l’univers du théâtre. (Photo Augustin Rebetez)
publié le 20 avril 2015 à 18h26

Cela pourrait s'intituler «concerto pour un homme seul et un décor». Sauf que l'homme en question s'avère très vite multiple et que le décor est du genre instable. Hallo, première création solo de Martin Zimmermann, happe littéralement le spectateur par la densité de son rythme. Pas d'arrêt sur image dans ce qui ressemble à une échappée très enlevée où les moments s'enchaînent à une rapidité vertigineuse obéissant à cette loi inexorable qui veut qu'à un événement en succède forcément un autre. Mais c'est précisément dans cet emboîtement implacable que se glisse comme en contrebande une autre dimension forcément passagère, mais pourtant essentielle, par quoi quelque chose s'attarde, ne serait-ce que pour une poignée de secondes, faisant tout le sel de ce manège incessant. Le fait, par exemple, que ce personnage entré en scène d'un pas étrange souligné par le bruit accentué de ses semelles se plante dos au public devant un panneau désespérément clos puis disparaisse pour, quelques secondes plus tard, se poser de nouveau au même endroit - entre-temps, il a enfilé on ne sait comment un imperméable - suscite aussitôt une foule d'associations d'idées. Du héros de Kafka contraint d'attendre devant une porte qui ne s'ouvrira jamais au simple quidam plus ou moins démuni face à l'opacité d'un monde qui lui échappe.

Collage. Le talent inouï de Martin Zimmermann tient pour une bonne part dans sa capacité à inventer simultanément le temps et l'espace dans lesquels son personnage ne cesse d'évoluer. Hallo a ainsi la forme d'un collage déployant une gamme presque infinie d'émotions. L'utilisation que Zimmermann fait de son corps est phénoménale. Les jambes, les bras, les mains, les muscles du visage… tout est requis dans une invention permanente de gags et de fulgurances de jeu absolument sidérante. Pris dans les plis et les replis d'un décor hérissé de chausse-trapes, dont une chaise sans fond n'est pas le moindre élément, son personnage déploie une ingéniosité toujours drôle dans son obstination inébranlable, mais aussi intrigante quand on comprend que l'individu en question n'est pas un mais plusieurs, héros indéfini parcourant l'éventail de ses innombrables possibilités. Le thème du double revient ainsi de façon obsédante, qu'il se démultiplie dans un jeu de miroirs ou se confronte à une version démembrée de son propre corps sous la forme d'un mannequin. Apparaissant, disparaissant de façon intempestive, tantôt dressé sur ses jambes, tantôt rétréci ou accroupi, enfant ou vieillard, enfermé dans un cadre ou décadré au contraire, se prenant subitement pour un dictateur - mais cela ne durera pas -, il a au fond du mal à s'intégrer dans un moule. Irréductible et en quête de soi-même sans cependant savoir qui il est.

«J'observe beaucoup les gens autour de moi, dans la rue, partout. Je suis sensible à leurs gestes, à leur façon de se tenir. Pour moi, une silhouette est bien plus expressive que les mots.» Cette primauté du geste sur la parole joue un rôle essentiel dans la démarche de cet artiste hors norme. D'abord trio constitué il y a une quinzaine d'années à Zurich avec le danseur Gregor Metzger et le DJ-compositeur Dimitri de Perrot, ils sont devenus le duo Zimmermann-de Perrot, signant une série de spectacles pétillant d'humour et d'ingéniosité dont les titres, de Gaff Aff à Hans was Heiri en passant par Öper Öpis, fleurent bon le dialecte suisse allemand.

Carnivores. Né il y a quarante-quatre ans dans un petit village de la Suisse alémanique où son grand-père est fromager, Zimmermann se passionne très tôt pour les arts de la piste découverts grâce aux spectacles du cirque Knie, institution nationale centenaire qu'il qualifie sans hésiter de «meilleur cirque du monde». Enfant, il collectionne tout ce qui touche au cirque, découpant des images qu'il range dans un classeur. «Les vieux professionnels de la piste qui, toute leur vie, font le même numéro, c'est de la poésie pure pour moi. Je connais tout ça par cœur.» Après des études de décorateur, il intègre le Centre national des arts du cirque (Cnac) à Châlons-en-Champagne (Marne) et participe en 1995 au Cri du caméléon, spectacle de sortie d'école mis en scène par le chorégraphe Josef Nadj qui connaîtra un large succès. «A l'école, j'ai compris que je pouvais remplacer les balles du jongleur par d'autres objets et jongler avec la scénographie par exemple.» De là naissent ces décors à tiroirs, instables, pliables, mouvants, carnivores - jusqu'à fabriquer un gigantesque tourne-disque -, éléments constitutifs de l'univers si particulier des spectacles de la compagnie. «Cela n'est jamais facile, parce que le théâtre, c'est d'abord un trou noir, un espace dangereux qu'il faut dompter. Hallo, c'est un peu un autoportrait, mais j'espère sans complaisance. J'essaie d'apporter la poésie du cirque dans l'univers du théâtre. J'aime le côté artisanal et les trucs de cirque les plus anciens sont souvent ceux que je préfère. J'aime le bricolage, la fragilité. Je me sens proche d'artistes comme Tinguely ou Calder. Le mot "hallo" me plaît parce qu'il implique la présence de quelqu'un d'autre en face. L'être humain a toujours besoin d'un autre pour lui faire face. "Hallo", ça veut dire "bonjour" ou "salut", mais aussi "eh ça va pas, qu'est ce qui se passe !" Dans certaines régions en Suisse, ça veut dire aussi "tchao". "Hallo", c'est un cri.»