Menu
Libération
Culture

Complètement balade

Conduite par le collectif allemand Rimini Protokoll, la performance «Remote Paris» embarque une cinquantaine de spectateurs des travées du Père-Lachaise jusqu’à un endroit tenu secret, pour une promenade hétérotopique pleine de surprises.
«Remote Berlin», en 2013. (Photo Expander Film)
publié le 27 juillet 2015 à 18h36

Sur la stèle, il y a écrit : «J.B. Casanova. Né le 16 janvier 1875, mort dans sa 58e année. Priez pour lui.» La tombe n'est pas entretenue. La croix qui la surplombe s'effrite. Le bac à fleurs en métal rouillé est posé sur le granit depuis cinquante ou cent ans. Les coulées de cire, sur le rebord de la stèle, sont plus récentes. Elles témoignent d'une activité dont le caractère reste mystérieux. Cette sépulture se trouve au cimetière du Père-Lachaise (Paris XXe), non loin du Rond-Point des travailleurs municipaux, d'où part Remote Paris, la création dont vous êtes le héros du collectif allemand Rimini Protokoll présentée dans le cadre de Paris quartier d'été.

Bande de zombies. Deux fois par jour, une cinquantaine de personnes sont invitées à choisir une tombe, chacun la sienne, dans les travées du cimetière, et à l'étudier. Puis ils la quittent pour déambuler durant deux heures à travers divers endroits de la capitale, sur terre, sous terre, et finir «dans les nuages», comme l'explique Margaux, la voix de synthèse qui, via un casque audio, guide les participants ignorant tout de leur destination et de leur itinéraire.

Rapidement, les spectateurs-promeneurs deviennent «une horde», parfois bande de zombies, parfois meute d'inconnus lâchés dans un monde réinterprété par Margaux : un feu rouge devant lequel il faut attendre d'interminables minutes sous le soleil est l'expression de la tyrannie d'une cité qui veut «te dicter ta conduite», le panneau du métro indiquant la prochaine rame dans deux minutes est un élément «qui nous montre notre futur», une manifestation n'engage que les gens qui la pratiquent car sans eux la rue est vide… Le tout entrelardé de questions, déprimantes, lumineuses ou sans intérêt, sur par exemple notre place dans la société, les traces que l'on laisse, la probabilité que l'on a d'être victime d'une maladie ou encore les longévités comparées de nos vies et de celles des cadavres choisis au cimetière (J.B. Casanova, 58e année).

«Le théâtre de Rimini Protokoll ne sépare pas la scène et le public, mais articule toujours les deux sphères selon de nouvelles expériences d'agencements», explique la compagnie allemande sur son site, qui a fait de son expérience Remote X un classique déjà déplacé et configuré pour les topographies d'Avignon, de Lausanne ou du Havre. Cette version parisienne «d'agencements» chers à Deleuze fait la part belle aux hétérotopies chères à Foucault, ces «espaces autres» au cœur de nos sociétés - dont nous tairons la liste pour ne pas gâcher le programme.

Artère. Ce qu'il faut savoir, en revanche, c'est que la promenade se déroule même par temps de pluie, qu'il faut éviter poussette et vélo, prévoir des papiers d'identité pour le prêt de l'audioguide et que les membres du collectif n'endossent aucun rôle de comédien durant la promenade, «laissant ressurgir clairement la réalité par la mise en scène». Quand Margaux, en début de parcours, intime aux participants de s'asseoir et d'observer une artère du cimetière, un couple soudain la traverse : cette jeune femme qui plisse les yeux face au soleil, parfaitement éclairée, et ce garçon qui regarde à travers le grillage d'un caveau, un peu trop curieux peut-être, ce sont vous. Ce sont nous. Les vivants.