Si quelqu'un a une rentrée chargée, c'est bien Marcial di Fonzo Bo, un pied en Normandie, l'autre à Paris et bientôt à la télé. A peine le metteur en scène et comédien français a-t-il eu le temps de présenter sa saison à la Comédie de Caen, dont il a pris la tête en janvier, qu'il se retrouvait au théâtre du Rond-Point pour mettre en scène Démons, du Suédois Lars Norén. Une pièce âpre, centrée sur l'affrontement de deux couples, que le natif de Buenos Aires décline en deux temps puisque, avec la même distribution ultra bankable (Romain Duris, Marina Foïs, Anaïs Demoustier, Gaspard Ulliel - ce dernier remplaçant au théâtre Stefan Konarske), il en signe également dans quelques jours une version téléfilm, sensiblement plus aboutie. Singulièrement, le néophyte maîtrise mieux le plateau de tournage, où l'abrasion des sentiments paraît transcendée par le contexte (château surchargé d'œuvres d'art et froideur de sous-bois), que la scène.
Pourquoi ce Démons bicéphale ?
Il y a des textes qui vous suivent, qu'on a le projet de monter, mais ce n'est jamais le moment. Et puis les planètes finissent par s'organiser. Quand Laetitia Gonzalez, des Films du poisson, m'a proposé de produire une fiction pour Arte, j'ai tout de suite pensé à Démons. J'avais monté Sang en 2005, une pièce sur la culpabilité des enfants de la dictature militaire au Chili, géniale variation d'Œdipe tyran de Sophocle. J'avais utilisé une caméra vidéo afin de capter le jeu des acteurs «au plus près». Ces images étaient projetées simultanément sur les parois du décor et se mettaient en perspective dans le plan large, le présent de la représentation. La dramaturgie de Lars Norén oscille toujours entre l'intime et le documentaire, le biographique et l'abstrait, le constat de la réalité sociale et la dénonciation politique. Son écriture se prête naturellement à l'adaptation cinématographique.
Estimez-vous intemporelle cette pièce écrite il y a trente ans ?
Lars Norén a écrit une série de pièces pendant les années 80, en réaction au théâtre «bourgeois». Démons en fait partie. Il dit que c'est sa version de Qui a peur de Virginia Woolf d'Edward Albee. La pièce fait aussi penser à Pinter, dans ce qu'elle a d'obscur et de dérangeant, et dans les procédés scéniques utilisés pour traiter ces questions. Dans ce sens, nous avons, avec Louis Charles Sirjacq, revu sa traduction du texte qui datait des années 90. Etrangement, celui-ci s'inscrit aussi dans la lignée de Strindberg ou de Bergman. La pièce explore les liens intimes, secrets, entre la figure du couple - inévitable et pourtant voué à l'échec selon Norén - et un état de la bourgeoisie au cours de la décennie où la pièce est écrite.
En quoi la mise en scène du téléfilm a-t-elle nourri celle de la pièce ?
Ce qui m’intéresse, c’est comment s’effectue le passage d’un format à l’autre. Plein de réalisateurs ont travaillé sur cette question : Fassbinder, Bergman, Cassavetes. Au théâtre, je suis toujours surpris par la justesse d’exécution des acteurs lors des premiers jours de répétitions, quand l’inconscient opère de manière certaine. Mais, très souvent, ce travail en amont ne se retrouve pas par la suite. J’ai toujours pensé que cette première étape était plus intéressante à capter en images que le spectacle une fois terminé. Ce pourquoi j’ai réalisé le film avant les représentations - et non l’inverse. Mon projet a été aussi de voir comment s’organise la circulation pour le jeu des acteurs d’un format à l’autre, avec ce que ça implique de diamétralement opposé dans la préparation : le théâtre se construit dans la durée, collectivement, avec la volonté de donner chaque soir l’illusion de la première fois ; le cinéma implique un travail préliminaire long et intime pour parvenir à être opérationnel dans le temps très court où la caméra est en marche.
Divers aspects varient entre les deux traitements, tel le décor, bien plus connoté socialement dans le téléfilm…
En resituant l’action du film dans un château, j’ai voulu mettre en scène un moment de bascule où l’on radiographie la chute d’une certaine aristocratie, en m’inspirant de Buñuel. Nous avons aussi inventé des nouvelles séquences, des situations parfois muettes, et une grande partie des dialogues ont été réécrits. Au théâtre, l’illusion permet l’enfermement par la simple convention d’un décor unique, avec des fenêtres et des portes qui donnent sur un extérieur que l’on ne verra jamais. Nous avons fait le choix de l’abstraction, un espace qui évoque plus qu’il ne représente.