Tu es dans une ancienne manufacture de chaussures, à trois minutes du centre de Bordeaux, dans la commune de Bègles. C'est banquet littéraire, des tables sont dressées tout au long de la scène, elles forment un U, et une jeune troupe, la Tierce, propose une mise en espace d'Un homme qui dort, de Perec, récit d'une dépression à la seconde personne du singulier.
Deux jeunes gens marchent en diagonale, parfois s’écroulent, victime du poids de leur mal-être. Quand le danseur-lecteur évoque la tasse de Nescafé froid abandonnée sur un radiateur, tu ressens l’angoisse de l’entropie, lorsque les gestes du quotidien cessent de couler de source, et la crainte qu’on te fasse boire le breuvage. Quelques minutes plus tard, la lecture s’interrompt pour laisser place à un œuf dur mayonnaise au curry. Il tombe à pic. Rien ne peut plus te faire penser à Perec que cet œuf dur, alors même que tu sais bien qu’il ne l’a pas inventé. L’interruption permet de parler avec ceux qui t’entourent, du texte, du dispositif chorégraphique, un peu trop dans le rien ou juste ce qu’il faut pour être dans le plomb de la détresse, et du come-back imprévu de l’œuf dur mayonnaise dans les cafés branchés parisiens. Puis, la lecture reprend.
Inutile de continuer à la deuxième personne du singulier, car nous sommes désormais sous un chapiteau en train de danser le rock, tout près de Nofit State Circus, du pays de Galles, et c’est la première fois que l’on a l’occasion de voir d’aussi près des numéros d’acrobatie et de fildefériste aussi festifs que virtuoses, bien loin de l’épure des cirques contemporains. Ce qu’on éprouve mêle le rêve d’enfant à celui de la jeune fille : la fugue en roulotte et l’utopie communautaire. La plus belle des images est celle d’une jeune acrobate voltigeuse dont la robe blanche masque la corde qu’elle grimpe en courant, et lui forge une silhouette de géante filiforme.
Chaque pièce du programme de Sylvie Violan, première directrice artistique du festival Novart vieux de douze ans cependant, questionne la place du spectateur, sa perception, selon l'espace et l'heure de la journée. Elle fait feu de tout lieu, privilégiant les pièces hors théâtres, et en périphérie. C'est joyeux, de haute tenue, et le public, plutôt jeune, est au rendez-vous, même lorsque la représentation a lieu au bord d'un parking, à Lormont, petite commune de constructions neuves. Avec Nous sommes, pièce sur les identités multiples de chacun, la compagnie Jeanne Simone intègre le contexte - bruit du tramway, lampadaire, et surtout les enfants qui s'emparent de la scène, éberlués par ces adultes qui se roulent par terre, qu'ils imitent, et parfois les attrapent. «Nous sommes la nouvelle génération !»