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Libération
Critique

«Pénélope», la cerise sur le château

L’œuvre oubliée de Gabriel Fauré remise en selle et en scène par Olivier Py à l’Opéra national du Rhin.
Joué pour la première fois en 1913, «Pénélope» est le seul opéra de Gabriel Fauré. (Photo Klara Beck)
publié le 29 octobre 2015 à 19h06

Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas rater. Par exemple, dans Hänsel und Gretel, quand les enfants découvrent le gâteau de la sorcière, si la mise en scène avance un modeste petit-beurre, le spectateur risque de rester sur sa faim. Dans Pénélope, de Gabriel Fauré, drame lyrique sur le retour d'Ulysse en son palais, c'est un château fantasmatique extraordinaire qu'Olivier Py et son scénographe Pierre-André Weitz présentent sur la scène de l'Opéra du Rhin : murailles, créneaux, arches, coursives, escaliers, douves aux eaux grises, trois niveaux de décor de 5 mètres de hauteur qui coulissent sur des rails en forme de cercles comme trois anneaux enchassés. Si l'on considère que la scène représente l'ouverture d'un quart du cercle, c'est 32 configurations possibles de palais qui sont offertes au spectateur. «C'est le château des symbolistes. C'est assez fou techniquement, une de mes scénographies les plus difficiles : le décor bouge tout le temps, il suit la partition», explique Olivier Py dans un couloir de l'Opéra de Strasbourg après la première.

Vibratos. La partition elle aussi a une histoire mouvante : elle a été écrite entre 1907 et 1913 par Gabriel Fauré, à l'époque directeur du Conservatoire de Paris, dont les plannings d'examens étaient si chargés qu'il se retrouvait à composer pendant ses vacances d'été, la plupart du temps en Suisse. «Ici, je travaille à Pénélope, dans la paix et dans l'inéluctable "frousse" car j'ai passé ma vie à redouter de faire des choses médiocres !» écrit-il en août 1908 (1). Cet «opéra», le seul de Fauré, a été médiocrement créé à Monte-Carlo en février 1913 et repris triomphalement à Paris le 10 mai de la même année, dans un Théâtre des Champs-Elysées tout neuf et en concurrence avec les Ballets russes. «Pour moi, Pénélope est la dernière grande œuvre du XIXe siècle, et le Sacre du printemps la première du XXe», explique Py en évoquant ces deux pièces jouées à l'époque à deux semaines d'écart dans le même lieu.

Puis Pénélope a été plus ou moins oubliée, malgré une résurrection en 1956 avec Régine Crespin dans le rôle-titre. Elle a retrouvé le chemin du Théâtre des Champs-Elysées en 2013 dans une version de concert pour le centenaire de l'œuvre, mais rien ne la prédisposait, tel Ulysse, à revenir. «C'est Marc Clémeur, le directeur de l'Opéra du Rhin, qui m'a fait découvrir Pénélope, continue Py. Moi je lui avais proposé Ariane et Barbe-Bleue, de Dukas, que nous avons monté ici même en avril. Ces deux opéras sont proches : deux femmes, deux mythologies, deux œuvres méconnues, par deux compositeurs qui veulent sortir du wagnérisme. Quoi faire après Wagner ?»

La partition reste en tout cas dans les canons fauréens, flot prémoderne intériorisé jalonné de quelques leitmotivs, et qui parfois se permet ou s’oblige d’être purement illustrative, ce qui est étonnant pour ce compositeur. Lors du finale, par exemple, alors qu’Ulysse doit prouver son identité en tendant un arc inflexible, la partition est tout à l’action, loin des arches mélancoliques chères à Fauré. Dans la fosse, la direction de Patrick Davin est à saluer, qui parvient à épaissir et faire onduler à coups de vibratos amples cette masse musicale triste qui fuit entre deux pans de murailles.

Le livret, écrit par René Fauchois, à qui l'on devra quelques années plus tard la pièce Boudu sauvé des eaux, «mais qui à l'époque se voyait comme un poète symboliste», est plus faible. Facile par instant («un époux [dont le] commandement bien que ferme était doux»), inspiré parfois («mon oreille entendra sa voix, plus belle encore d'avoir été lointaine»), Fauchois avait prévu initialement cinq actes, perlant ainsi ad nauseam le sentiment d'attente, fort heureusement ramenés à trois.

Suavité. Ariane… et Pénélope sont proches, inverses, et la mise en scène de Py les lie pour un diptyque aux ambiances d'oubliettes : dominantes noires, touches de rouge pour Ariane, de bleu-vert d'eau stagnante pour Pénélope, dont le rôle, moins lyriquement écrasant que celui d'Ariane (lire Libération du 5 mai), prend tout autant la lumière. C'est la soprano Anna Caterina Antonnacci qui s'y colle avec expérience et par instant de petits soucis de puissance, elle qui avait déjà joué le rôle en 2013, avec Alagna, ténor dont l'influence semble grande sur l'actuel Ulysse, Marc Laho. Autour de cette Pénélope vertueuse harcelée par des prétendants à bout de possession sexuelle, Py se permet des instants de suavité charnelle qui ramènent l'opéra à son caractère sulfureux.

Au centre de ces révolutions incessantes du décor, deux théâtres, celui qui est montré au public, et un théâtre antique de papier monté à la hâte par Télémaque. Deux chevaux, l’un figé comme à Troie, l’autre bien réel, qui martèle la scène de ses sabots, rythmant la partition de Fauré tandis que l’eau verdâtre envoie des reflets au plafond argenté.

(1) Dans le passionnant Gabriel Fauré, Correspondance suivie de Lettres à Mme H. qui vient d’être publié aux éditions Fayard.