Ouah qu’elle est belle ! On parle de la Peugeot 307 noire rutilante au centre de la scène, on se croirait au Salon de l’auto, elle est toute neuve sur le plateau tournant, pas l’ombre d’une égratignure, un couple se dispute à l’intérieur.
La femme s’extrait difficilement. Avait-on jamais remarqué qu’on s’extrait d’une auto par les jambes d’abord, surtout si elles sont interminables et qu’on porte des talons de 18 centimètres, et que ce geste de la vie quotidienne peut s’avérer difficile, voire un exploit ? La femme souffle la fumée de sa cigarette dans la voiture. On entend la chamaillerie.
Juste avant, en arrière-plan, sur un écran : des insectes en très gros plan et en noir et blanc se mordent, se déchirent, grouillent, copulent, ponctuant les changements de décor, dans la pénombre, au cours de la pièce, parfois grillons, parfois cigales - on ne les identifie pas, il faudrait être entomologiste, une métaphore de l’écrivain en action. Mais dans Bella Figura, il y a aussi des batraciens - ne pas confondre leur chant d’amour avec des acouphènes - des moustiques et des homards - morts dans leur aquarium sur la scène, cette fois.
Yasmina Reza est machiavélique. Quand l’Allemand Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne à Berlin, metteur en scène adoubé dans le monde entier sauf dans son pays, et qui vient d’être unanimement salué à Avignon pour sa mise en scène de Richard III, lui commande l’écriture d’une pièce, elle fait tout pour lui rendre la tâche impossible, en creusant jusqu’au nerf la carie du drame bourgeois, et en frôlant avec esprit une ineptie assumée et choisie.
Au-dessus du vide
Et cependant, ça marche. Le suspense dépend de nous, spectateurs. A partir de quel moment la virtuosité de la mise en scène, le brillant des dialogues, la faculté incroyable de la comédienne Nina Hoss d’aimanter les regards et de jouer avec absolument tout, cesseront de nourrir et d’impulser de la vie au presque rien du propos ?
A moins qu’à l’inverse, fil-de-féristes de génie, les acteurs et les spectateurs se maintiennent jusqu’au bout sur le fil précaire au-dessus du vide ?
Cette douleur vaudevillesque et existentielle, cette névrose qui pousse les personnages à tout gâcher avec joie, à transformer leur vie en théâtre de mauvais boulevard : être médiocre, peut-être, mais le plus méticuleusement possible.
Il fait «l’effort» de lui consacrer une soirée, elle lui reproche d’avoir choisi un restaurant «prescrit» par son épouse. Leur soirée commence mal. D’autant plus mal qu’avec sa belle Peugeot neuve conduite sur la scène, il manque d’écraser la belle-mère de la meilleure amie de sa femme, qui justement fête son anniversaire dans ce restaurant avec son fils et sa bru. Champagne ! C’est l’occasion de trinquer tous ensemble. En regardant Bella Figura, on prend plaisir à relever tous les cactus à l’intention du metteur en scène. Scène de parking, scène de restaurant, scène d’antichambre du restaurant, WC. Décors difficiles comme on le dit d’un physique, intrigue qui ne l’est pas moins. Pas d’évolution sensible des personnages, de renversements dingues de situation, même si le jeu très corporel des acteurs - et surtout de Nina Hoss - échauffe cette nuit d’été. Comme dans le Dieu du carnage, il s’agit de personnes qui ne devraient pas se rencontrer, qui pourraient s’échapper, mais qui sont comme embourbées sur place dès qu’elles commencent à se parler.
Manie d’avoir le dernier mot, glu du langage et du trait d’esprit - qu’ils se partagent avec égalité d’ailleurs. Hyperréalisme de la mise en scène, mais aussi du jeu des acteurs - formidable Lore Stefanek en Yvonne, la vieille dame, de guingois, jambes un peu écartées comme pour avoir plus de stabilité, à cet âge. «On n’aurait pas dû accepter ce verre, on ne devrait pas être ici.» Impossible de décoller, de se décoller des autres, il le faudrait cependant. Yvonne répète qu’elle a eu un modèle de sac «idiot», qui fait penser au cheval «génial» de Musil.
La paroi des WC est en verre, les spectateurs voient tout, le couple qui se chamaille est pris d’une pulsion sexuelle soudaine, ils entament de faire l’amour, mais l’homme doit se rhabiller prestement, car la belle-mère entre dans les toilettes. Explosion de rire du public.
Questions existentielles
Yasmina Reza est bien machiavélique. Un grand metteur en scène, la crème des acteurs même si l’attention se porte sur les femmes, le gratin du gratin ce soir-là dans le public, plusieurs anciens ministres, une bonne partie de l’intelligentsia parisienne qui l’a longtemps méprisée. Et que pourrait-elle leur souffler ? «Vous êtes si snob que si c’est Thomas Ostermeier qui monte ma prochaine pièce, en allemand surtitré en français, vous m’aimerez. Même si j’y place les ficelles les plus éculées, les blagues les plus grosses, avec des scènes de guignol pour adultes.» Ou comment la vanité est un mal réversible.
On échoue à se percevoir complètement dans ce miroir, peut-être parce que les personnages sont si définis socialement qu’ils ne dépassent pas leur propre contour, un peu comme la ligne claire en BD. La soirée fut pourtant plaisante, pleine de questions existentielles. Une phrase dite par la vieille dame : «Ce qui m’embête avec la mort, c’est que les gens continuent de vivre, comme si de rien n’était.» Entendue juste après les attentats, elle résonne dans l’espace.