Un jour, on se réveille, et on s’aperçoit qu’un metteur en scène est constamment à l’affiche, voire sur plusieurs affiches en même temps. On se dit : «C’est qui ?» On se répond : David Lescot, la quarantaine dépassée, juvénile, une compagnie nommée Kaïros, soit, pour faire vite, en grec ancien, le moment opportun ou comment le saisir. Musicien, auteur de la plupart des textes qu’il monte, artiste associé au Théâtre de la Ville, et bien d’autres choses encore, l’exhaustivité n’est pas de mise. Il y a de la fluidité et une absence de frontière chez David Lescot alors même que ses nombreux spectacles dessinent une forme cohérente et s’enrichissent les uns les autres.
Météo. On vient de le quitter fin novembre au Théâtre des Abbesses avec les Glaciers grondants, une fantaisie météorologique qui introduit sur scène le présent le plus pressant, oppressant et imprévisible, et une ligne autobiographique, pour le retrouver en janvier, au théâtre Sylvia Montfort, dans Revue Rouge, un spectacle de chants révolutionnaires écrits ou composés par notamment Bertolt Brecht, Hans Eisler, Paul Vaillant-Couturier, Arthur Honegger, Darius Milhaud, avec le metteur en scène Eric Lacascade et l'actrice-chanteuse Norah Krief, et qui fait resurgir des mots enfouis : celui de prolétaire, par exemple. Le fil entre les Glaciers grondants et Revue rouge ? Une réflexion continue sur la représentation de l'engagement sur scène, vieille lune jugée périmée, et que l'ensemble du travail de David Lescot ranime et actualise, comme on souffle sur une braise pour se réchauffer, ici et maintenant, et non pas en convoquant des fantômes. Le théâtre a-t-il un sens, s'il n'est pas ancré aujourd'hui et dans sa propre vie ? Comment saisit-on le temps présent sur scène, et plus encore le «kaïros» - on revient donc au nom de la compagnie qui n'a pas été choisi au hasard ou par pédanterie. Comment échappe-t-on à l'illustration, à la redondance, lorsqu'on forge du théâtre avec la même matière que le ressac des journaux et de l'info ? Peut-on être didactique, sans être pesant ? Autrement dit, hériter de Brecht - le music-hall, l'engagement, la politique - tout en étant ludique, léger, réjouissant ? Pendant la trêve de Noël, on retrouve donc David Lescot, cette fois-ci dans une cave, où il répète, mais pas n'importe quelle cave, ni n'importe quelle pièce, et pas avec n'importe qui. Ce sont les Derniers Jours de l'humanité, de Karl Kraus, représenté dès le 27 janvier, au Vieux-Colombier, avec la troupe de la Comédie-Française, soit Sylvia Bergé, Bruno Raffaelli, Denis Podalydès et Pauline Clément, une toute jeune comédienne qui vient d'être embauchée comme pensionnaire. David Lescot au Français ? C'est une fois de plus la preuve, après Marie Rémond et Like a Rolling Stone et Arnaud Desplechin et Strindberg salle Richelieu cet automne, qu'Eric Ruf, administrateur de la maison, ouvre grandes les portes à toutes sortes d'expériences et de familles théâtrales, au côté des pièces du répertoire. Plus jamais, donc, on le promet, on traitera la Comédie-Française de vieux théâtre vermoulu. En l'occurrence, il est formidablement joyeux d'observer la précision des comédiens du Français croquer le monstre Karl Kraus sous le regard acéré du metteur en scène, qui ne semble pas pour le moins du monde intimidé par la maison, ses us et ses coutumes. «Même si, dit-il, quand on arrive, on doit faire ses preuves.» «C'est normal que vous soyez fatigués. Vous êtes quatre pour faire l'humanité !» lance David Lescot aux acteurs, qui n'ont d'ailleurs pas du tout l'air fatigué.
Onomatopée. On ne savait pas, on ne pouvait pas le savoir, car d'ordinaire, les répétitions à la Comédie-Française, sont interdites à la presse, qu'ils s'amusaient autant en travaillant. Et c'est l'humour de David Lescot, mais aussi de la petite bande de comédiens qui frappent, tandis qu'ils cherchent, qui, un déplacement, un accent, une silhouette, la bonne onomatopée qu'il va falloir bien retenir puisqu'elles sont nombreuses, chez l'un des personnages que joue Denis Podalydès. L'acteur tient à dire exactement ce qui est écrit par Kraus, lorsqu'il incarne un vieillard gâteaux, général prussien. «Diloula, dalala, titta ti, kata.» On cite de mémoire. La silhouette prend et s'affine. Tout comme celle de la jeune journaliste incarnée par Pauline Clément, qui se penche pour mieux enregistrer les précieux propos, avec un micro d'époque à fil. Autre moment, voici un crooner. C'est Bruno Raffaelli qui chante, d'abord très doucement, puis de manière martiale, puis, finalement, tel Bing Crosby.
Ce qui est fascinant, avec les quatre acteurs, c’est leur manière d’intégrer à l’instant même, pendant qu’ils jouent, les propositions du metteur en scène. Ainsi Bruno Raffaelli change de personnages au fur et à mesure que David Lescot module ses indications. De même on ne se lasse pas de voir Sylvia Bergé, en belle qui inflige au chanteur un râteau, lorsqu’il lui propose de danser. «Si je danse, je sue. Si je sue, je pue. Si je ne danse, je ne pue, ni ne sue.» Et la coquette de s’en aller. «Marche un poil plus vite.» David Lescot répond à l’actrice par une expression qu’on se promet de s’approprier : «T’as quasi raison.» De la gaîté, de la légèreté, donc.
Cyrano. Sylvia Bergé part à toute vitesse jouer la mère dans le Loup au Studio théâtre, elle enchaînera à la file durant la même soirée de multiples rôles dans Cyrano de Bergerac, et on se surprend à comprendre le mot «alternance». Elle joue comme elle respire, ne mêle pas, du moins, on l'espère, tous les rôles en même temps. Et, embarque, insouciante, pour répéter chez elle, un masque à gaz dans son sac. Pour le metteur en scène, les départs successifs des acteurs qui remontent dans leur loge se préparer pour d'autres rôles, et dont le temps tous ensemble est limité, sont une première.
L’on voit des tableaux, une succession de scènes fort bien dessinées et sarcastiques, qui résonnent fortement avec des discours religieux et politiques d’aujourd’hui. David Lescot : «A chaque fois qu’on monte un spectacle qui a une dimension sociale et politique, le monde vous répond. Dans le texte de Karl Kraus, on entend le Front national et les discours jihadistes. Et pourtant, il a été écrit il y a cent ans.» De ce texte de Karl Kraus, qui nous plonge dans le présent de la Grande Guerre et qui, s’il était joué dans son intégralité, avec ses 500 personnages et 200 scènes, devrait s’étendre sur une bonne dizaine de soirées, David Lescot a construit un montage qui bouge encore aujourd’hui. «J’essaie de ne pas mettre les acteurs dans l’inconfort. Ne pas les installer dans un danger inutile. Sans pour autant que la prise de marque arrive trop vite, ou les installer dans un confort.» Et aussi : «Finalement, la plus grande partie de mon travail, c’est la relation avec mes interprètes. Ma compréhension de qui ils sont.» Avec Karl Kraus, une fois de plus, David Lescot s’intéresse à un auteur qui saisit l’instant même, le présent mouvant qu’il est en train de vivre. L’écrivain autrichien, qui a commencé sa pièce en 1915, alors que son ironie laisse croire à une distance temporelle, capte les moments cruciaux à travers des dialogues de rue et une critique acerbe des médias. Pour une fois, David Lescot n’est pas sur scène, parmi les acteurs, car les statuts du Français ne le lui permettent pas. Pour autant, il est sur le plateau, chez lui, comme toujours. Le théâtre comme un terrain de jeu dont les règles ne sont jamais fixées, qu’il fréquente depuis l’enfance, lorsqu’il accompagnait avec son frère, le comédien Micha Lescot, leur père lui aussi acteur, un peu partout dans les coulisses, plateaux, loges, cachettes, dédales.
Photo jérôme Bonnet