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Libération
Création

L’Allemagne dans l’Ouest

Philippe Quesne dévoile à Nanterre son «Caspar Western Friedrich», une extrapolation des œuvres du peintre romantique allemand transposées dans l’univers des pionniers américains.
Aux Kammerspiele de Munich, le mois dernier. (Photos Martin Argyroglo)
publié le 11 février 2016 à 17h11
(mis à jour le 12 février 2016 à 19h25)

Imaginez que vous ne parlez pas la même langue que les comédiens. Est-ce une chance ou une entrave ? Se laisse-t-on plus facilement imprégner par les images d’un spectacle lorsque les mots se font bruit de fond, musique ou chuchotements ? Ou au contraire, reverse-t-on son attention dans la brume, brume qui est de toute manière personnage à part entière sur le plateau ? Sans le support des mots, est-on plus attentif à ce qui échappe à la perception habituellement ?

Bulle

On a eu tout le loisir de réfléchir à ces questions en voyant, aux Kammerspiele de Munich et en allemand, Caspar Western Friedrich, la dernière création de Philippe Quesne, qui sera reprise à partir du 15 février par les mêmes acteurs en allemand, partiellement en français et en anglais, sur la vaste scène du Théâtre des Amandiers. Rien que l'idée d'entendre les acteurs s'exprimer dans une langue qui leur est étrangère est attirante, tant les accents sur scène densifient le caractère onirique d'une scénographie propice aux rêves. Ces questions se posent avec acuité dans le travail de Philippe Quesne, qui met souvent en arrière-plan la parole - mais pas dans sa dernière création, où les acteurs improvisent en utilisant un matériel biographique qu'ils irriguent de poèmes de Rilke et Hölderlin. Comme toujours avec le metteur en scène, plasticien et auteur, les acteurs fabriquent un monde sur scène, un «vivarium», pour reprendre le nom de sa troupe, bulle, univers clos, et ici, une «fabrique de paysages». Un tel musée est aussi une manière de regarder l'œuvre romantique du peintre Caspar David Friedrich à travers le prisme du western ! Cette alliance, incongrue de prime abord, va de soi : dans les deux cas, l'homme est perdu dans l'immensité de la nature, paysage sans borne à conquérir (par les armes et des massacres) ou à admirer de dos, comme nous, spectateurs, qui observons la scène.

Plaines

Nous voici donc, comme dans tout bon western, face à quatre hommes et une femme devant un rideau de fer. Ils font un feu, et chantent des classiques du genre en s'accompagnant d'instruments à corde et d'un accordéon. Nul besoin d'être cinéphile pour être en terrain parfaitement connu et codé, et de Lawrence d'Arabie à la Prisonnière du désert, chacun convoquera ses propres références. Les certitudes se troublent, cependant, lorsque le rideau de fer est soulevé. L'extérieur se fait intérieur et la nature, représentation. L'étendue des plaines que l'on croyait deviner devient atelier, où ceux que l'on identifiait comme des cow-boys rafistolent un musée. Ce faisant, ils peignent pour de vrai le décor même du théâtre, vernissent les murs juchés sur des échelles, construisent des audio-guides sous forme de galets qui camouflent des écouteurs. Seules les toiles échappent à leur ferveur réparatrice.

L'ombre de Passion, de Jean-Luc Godard, passe, tandis que se déploie au second plan de la scène le Voyageur contemplant une mer de nuages, de Caspar Friedrich. Un homme de dos dans un western est un homme en péril. Nul fusil en vue, et pourtant, la scène se fait inquiète, comme l'océan avant un tsunami. La catastrophe dite naturelle n'est jamais loin, tandis que les acteurs bringuebalent des bouts de montagnes qu'ils se lancent ou que l'un d'entre eux plonge nu dans un bain de nuages. Suicide ou plaisir ? Quand Peter Brombacher se remémore face au tableau comment les escalades de sa jeunesse s'accompagnaient de précipices sentimentaux, l'empathie est d'autant plus grande que sa solitude est partagée. Dans ce spectacle plus encore que dans ses précédents, Philippe Quesne invite les acteurs à jouer avec une mémoire intime perdue. Et c'est finalement cette marche immobile, au sommet d'une pierre factice, qui la sollicite authentiquement, et avec une joyeuse ironie.