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Libération
Représentation

Les chantiers de la guerre

De Karl Kraus à Edward Bond en passant par Milo Rau ou Céline, les auteurs ont toujours écrit sur les conflits. Reste aux metteurs en scène le choix de montrer ou non la violence de façon frontale.

«Les Derniers Jours de l’humanité», de Karl Kraus. (Photo Christophe Raynaud Delage)
Publié le 18/02/2016 à 18h31

Comment représente-t-on la guerre sur scène ? Que choisit-on de faire voir mais aussi de faire entendre ? Qu'est-ce qui permet aux spectateurs de ne pas fuir ? Qu'est-ce qui est radicalement proscrit ? Autrement dit, est-on absolument sorti des règles de la bienséance telles qu'elles ont été codifiées à la seconde moitié du XVIIe siècle qui interdisent la violence, le sang, et le sexe sur scène ? «Bien sûr que oui», répondra-t-on hâtivement sur le ton de l'évidence, la bouche pleine de spectacles en guise de preuve.

Et de citer en premier lieu les mises en scène de Romeo Castellucci, qui présentait trois spectacles au dernier Festival d'automne. Avant de se raviser. L'exemple est bien mauvais. Bouchons pour les oreilles dans le sac au cas où (offerts par les ouvreuses à l'entrée), on est la première à avoir mal supporté l'Orestie, à l'Odéon-Théâtre de l'Europe, juste après les attentats, alors qu'il semblerait que la représentation d'un massacre avec bruit de kalachnikov n'ait pas posé de problème au public quand le spectacle fut créé à Strasbourg vingt ans plus tôt. Et chacun a encore en mémoire, le 23 novembre, la lettre aux spectateurs écrite par Castellucci lorsqu'il montrait au Théâtre Paris-Villette des scènes d'urgence et de tueries dans Le Metope del Partenone («les Frises du Parthénon»). Le metteur en scène avait alors, de manière inédite selon nous, demandé «pardon» aux spectateurs. Mais de quoi ? D'être prophétique ? Ou d'enfreindre la bienséance ?

Poupée de chiffon

La guerre rode sur les scènes françaises. Du Suisse Milo Rau - qui, avec The Dark Ages, poursuit le deuxième tome de sa trilogie à propos des destructions sur lesquelles s'est construite l'Europe (lire Libération du 5 février) -, à Karl Kraus et les Derniers Jours de l'humanité, monté par David Lescot, en passant par Céline, et Voyage au bout de la nuit, où Rodolphe Dana incarne le roman, on ne peut que constater une convergence des thématiques. A partir du 5 mars, avec la création par Alain Françon de la Mer, d'Edward Bond, à la Comédie-Française, on n'échappera pas non plus complètement aux canons.

C'est Alain Françon qui a fait le plus massivement découvrir le théâtre apocalyptique d'Edward Bond en France en montant onze pièces du dramaturge, dont les opus guerriers Café et Naître, en 1994. Il se souvient que durant les représentations de ces deux dernières pièces, des rangées entières se vidaient parmi le public. Pourquoi ? «Il faudrait leur demander. Il faudrait savoir si ce sont des spectateurs qui reviendront…» Contrairement aux pièces de guerre qui observent à la loupe le processus qui conduit à la violence dans un monde irréel - nous sommes en 2077 - Café et Naître peuvent être d'autant plus insupportables que le quotidien représenté est le nôtre. «Dans Café, on ne voyait jamais les victimes, se souvient Françon. Mais des soldats au lointain sur une falaise, tirer à la mitraillette sur des corps qui tombaient dans un précipice. Ces soldats ressemblaient à tout le monde. Et après, ils passaient au café, blaguaient, et n'étaient pas contents, parce qu'on leur disait que leur travail n'était pas fini. C'est durant les scènes de café que les spectateurs quittaient la salle.» Alain Françon est persuadé que s'il avait montré le sang et les victimes, ces mêmes spectateurs seraient restés. Naître contenait cependant une scène de violence frontale où la victime était sur scène : une poupée de chiffon, écrasée contre un bouclier. «J'avais prévenu Edward [Bond] que les gens quitteraient la salle à ce moment», remarque le metteur en scène. Qui avait choisi néanmoins de ne pas éluder le meurtre de l'enfant en l'expédiant dans les coulisses. Pourquoi donc ne pas supporter le massacre d'un innocent en plastique ? «C'est l'engrenage qui révulse, plus que l'assassinat lui-même, qu'on tolère très bien dans les films selon le contexte.»

Crieur de journaux

Dans la Mer, parue en 1973, il est question d'avant-guerre dans une ville portuaire du Nord, où l'on craint les envahisseurs, qui vont épouser les femmes, corrompre les enfants, et imposer leur religion. Les villageois développent donc une entraide contre eux, en prévision de la guerre. C'est l'état d'urgence. Nous sommes en 1906, et il est à craindre que les jeunes gens qui fuient la sociabilité contraignante du petit port où un naufrage vient d'avoir lieu rejoindront ce qu'on appelle le théâtre des opérations. Qu'on se rassure, cette mise en scène sera dénuée de moment choc. «De fait, les questions que se pose Pierre Corneille, quand il écrit une préface où il s'interroge sur les manières de monter Œdipe roi, sont toujours d'actualité», remarque Françon. Dans Qui a peur de Virginia Woolf ? qu'il faut aller voir au Théâtre de l'Œuvre à Paris (lire Libération du 22 janvier), Alain Françon a choisi que le couple s'empoigne hors champ. «Et de respecter sciemment, dit-il, les règles du théâtre classique.» Sage précaution : dans le passé, par deux fois au moins, les acteurs qui tenaient les rôles principaux avaient fini au tribunal, avocats dans la salle, à force d'empoignade et de castagne.

Pas de castagne non plus dans les Derniers Jours de l'humanité, spectacle tiré de la pièce monstre de Karl Kraus et mis en scène par David Lescot, mais un humour salvateur. Les quatre acteurs fabuleux - Sylvia Bergé, Bruno Raffaelli, Denis Podalydès, et la toute nouvelle pensionnaire du Français embauchée à l'occasion, Pauline Clément - jouent tous une myriade de rôles qui nous plongent dans la Vienne de la Grande Guerre. Piano sur scène, chansons, musique, crieur de journaux, journaliste manipulatrice, veuve séductrice, ravis de la crèche qui se félicitent des carnages, jeux d'enfants type Monopoly de la guerre, bureaucrate, cancaniers qui raffolent des ragots sur les grands de ce monde, et aviateur fier d'expliquer qu'il serait même capable de bombarder Venise - d'ailleurs, il l'a fait : la mise en scène de Lescot est d'autant plus percutante qu'elle est légère, invite à la joie, n'est jamais démonstrative alors même qu'elle nous renvoie l'image d'un monde en destruction si loin si proche. Les Viennois peinent à l'admettre, même s'il est vrai que les bureaux du ministère de la Guerre sont bourrés de gens qui recherchent leurs morts. «Je ferme à 15 heures, moi, vous pourriez au moins respecter les horaires», dit un bureaucrate joué par Denis Podalydès, à un absent endeuillé à la recherche de la dépouille de son fils. Aucun cynisme, cependant, dans le spectacle. La guerre a bien lieu, on la voit si on veut, devant nous, dans l'extraordinaire montage d'images d'archives au noir et blanc très net, projetées en arrière-fond. Une série de panoramiques assez gais au début. Des plongées dans les tranchées, qui le sont un peu moins. Et puis, sidérant, les reliques d'une ville dont il ne reste presque rien, sans doute, dans le Nord de la France.

Qu'est-ce qui provoque la vision du spectateur à travers les seuls mots, unique moyen de faire voir la guerre ? Et qu'est-ce qui crée à l'inverse la perte du sens et la tautologie, alors même que la dignité du spectacle inhibe le point de vue critique ? Dans The Dark Ages, Milo Rau tente de réduire au maximum la distance entre l'acteur et son être dans la vie. Pas de littérature, certes. Mais on s'aperçoit assez vite que le seul visage des comédiens qu'on scrute en plan fixe sur une mauvaise vidéo où leurs propos sont sous-titrés ne suffit pas à créer le moindre espace où l'imagination, l'empathie, la pensée, la rêverie puissent s'engouffrer. Médiatisé ainsi, le corps de l'acteur ne transmet rien.

Tables de réfectoire

Rodolphe Dana, quant à lui, n'a pas ce problème avec Voyage au bout de la nuit, qu'on ne peut pas lui reprocher de ne pas porter physiquement. La scène n'est pas vide, il y a des tables de réfectoire, qui tour à tour se transforment, en tranchée, en buildings new-yorkais, en rivières au fur et à mesure des tribulations de Bardamu. Rodolphe Dana n'est pas Philippe Caubère dans la Danse du diable, il n'est pas non plus Emmanuel Noblet, dans la magnifique adaptation pour la scène de Réparer les vivants, et on se prend à penser qu'il ne parviendra pas à nous faire halluciner les personnages du texte de Céline et qu'on assiste peut-être à l'audition de fin d'année d'un très bon cours de théâtre. Mais petit à petit, les résistances fondent. Tant cela fait du bien, aujourd'hui, de voir un acteur, sans micro, sans gadget, sans vidéo, s'emparer avec ce qu'il est et son seul talent, d'un texte fondateur. C'est aussi cela, le courage.