Menu
Libération
Critique

«Dom Juan» : Actes de présence

Grâce au travail du metteur en scène Jean-François Sivadier avec le magnétique Nicolas Bouchaud, le classique de Molière gagne en fraîcheur.

Publié le 31/03/2016 à 17h31

Tiens, dans Dom Juan, il y a un naufrage ! On l'avait oublié. Certes, c'est une simple barque qui est renversée, une péripétie la plupart du temps éludée puisqu'elle est narrée au passé, en problème résolu. Dom Juan, dont l'intérêt vient d'être capté par la paysanne Charlotte, évoque une «bourrasque», tandis que Sganarelle parle de «péril de mort» et Charlotte de «noyade» heureusement évitée.

Dans la mise en scène de Jean-François Sivadier, ce sont les cieux qui tremblent, et dans ce décor composé de planètes mobiles, ce tremblement n’a rien d’une métaphore. D’ailleurs, nous, le public, ne sommes épargnés par le cyclone que grâce à la prévenance de Pierrot (Stephen Butel) qui nous met en garde dans sa langue particulière - en breton à Rennes, a-t-on pu lire sans être capable de le vérifier. Des moments oubliés mais ressuscités grâce à un passage au crible attentif du texte, cette mise en scène de Jean-François Sivadier en est remplie. Quelle impression étrange, lorsque le travail d’une équipe réussit à donner le sentiment aux spectateurs qu’ils découvrent une pièce archiconnue pour la première fois ! Et ce, en premier lieu, grâce aux acteurs, Nicolas Bouchaud (Dom Juan), Vincent Guédon (Sganarelle), Stephen Butel (Pierrot, Dom Alonse, Monsieur Dimanche) mais aussi Marie Vialle (Elvire, Mathurine), Lucie Valon (Charlotte, le pauvre, la violette) et Marc Arnaud (Dom Carlos), qui jouent la pièce au présent, et non comme si la fin était courue d’avance. C’est élémentaire, mais si rare.

Vrai blasphémateur

Avec pour conséquence que ce Dom Juan est le plus grand public qui soit, et pas seulement parce que Sivadier choisit les effets spéciaux pour traiter l'apparition si difficile de la statue du Commandeur. Un Dom Juan que l'on engage à voir avec des enfants, des adolescents, des personnes qui ne vont pas au théâtre, et qui ignorent tout de la pièce, ne serait-ce que parce qu'elle mise sur le plaisir du jeu et du texte. Dès que Sganarelle prend la parole, à la scène inaugurale du Ier acte, on est saisi par la clarté de Vincent Guédon. Non, Sganarelle n'est pas qu'un subalterne, faire-valoir de Dom Juan. C'était d'ailleurs Molière qui jouait l'homme à la bonne parole, et Sganarelle apparaît ici plus subversif que seulement crédule, tant c'est lui qui mène les entretiens et s'arrange pour que Dom Juan livre le fond de sa pensée sur la nécessaire inconstance en amour et son absence de foi. C'est lui aussi le vrai blasphémateur, qui met dès le début de la pièce a égalité la croyance en Dieu et en celle du loup-garou. Tout cela, Vincent Guédon le fait entendre. Comme Nicolas Bouchaud (lire ci-contre) fait percevoir la faculté de Dom Juan à laisser s'enferrer ses interlocuteurs dans leur logique, et à les séduire aussi par son écoute, c'est-à-dire son silence.

Comment interpréter Dom Juan aujourd'hui ? Comment jouer cet homme qui «goûte une douceur extrême à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes […]» ? Comment faire pour que les propos de cet «épouseur du genre humain», qui promet mais ne tient pas et à qui aucune ne résiste, ne sonnent pas atrocement ringards ? Faut-il le concevoir en repoussoir, en (vieux ou jeune) beau pétri d'illusions ? En homme fatal surtout à lui-même, façon DSK ? Ce serait en tout cas un parti pris très correct. Toute l'intelligence de l'interprétation de Nicolas Bouchaud est de proposer l'inverse : en faire un être à la séduction active. Le plus efficace, c'est alors de s'adresser au public et de le conquérir, lui, d'abord.

Promesse trahie

Ainsi pour sa première entrée en scène, ce Dom Juan surgit, ni de cour, ni de jardin, mais de la salle. Et lorsqu'il demande à une spectatrice son prénom, sa ville d'origine, les commente à la manière d'un animateur radio, et offre à l'heureuse un bouquet, pour le lui reprendre ensuite, puisqu'il a entraperçu une autre spectatrice, nouvelle proie, c'est bien de cela qu'il s'agit : faire entrer le plus frontalement possible le public dans le jeu, s'appuyer sur lui, afin qu'il éprouve à la fois sa séduction et sa méchanceté en actes. Le soir où nous y étions, la première spectatrice se lève et embrasse l'acteur, ce qui provoque l'applaudissement de la salle. «Les réactions ne sont jamais les mêmes, nous confiera Nicolas Bouchaud. J'ai été surpris que cette femme se lève pour me remercier - et presque gêné de lui retirer le bouquet trente secondes plus tard et du léger désarroi qu'elle affichait.» Dom Juan, homme d'un autre temps ? Certainement pas, lorsque sa rhétorique met l'autre échec et mat. «J'ai cru que notre mariage n'était qu'un adultère déguisé», lance Dom Juan à la face d'Elvire en ultime justification de sa promesse trahie. Ce faisant, ce qu'on entend et ce que fait résonner l'acteur, c'est qu'il sait qu'elle sait qu'il lui ment et qu'il l'enferme, non dans un couvent, mais dans des mots sans sortie de secours.

Dom Juan, l'homme dont les mots sont des actes : telle est l'interprétation de Nicolas Bouchaud. Pas dupe, Elvire s'en va, pour ne pas «exhaler en vaines paroles». Bonne façon de signifier sa colère et de claquer une porte invisible.