Certains auteurs gardent l’âge qu’ils avaient lorsqu’ils ont écrit les œuvres qui rendirent leur cri célèbre, c’est un privilège et un sortilège, et quand ils meurent à 88 ans, comme le dramaturge américain Edward Albee, on croit qu’ils ont toujours 20 ans, 30 ans, ou alors qu’ils sont morts depuis longtemps. Fils adoptif d’un directeur de théâtre, élève régulièrement renvoyé des collèges de la côte Est, Albee a incarné pendant une dizaine d’années tout ce qu’on peut craindre et attendre de la jeunesse, quand elle a autant d’insolence que de talent. C’est bien, et ça ne dure pas.
Il a écrit une vingtaine de pièces, dont beaucoup ont eu du succès en leur temps, mais, comme un monument dans une boule à neige, sa silhouette est fixée dans le souvenir de son œuvre la plus populaire, Qui a peur de Virginia Woolf ? Elle fut jouée pour la première fois à Broadway en 1962. Sa réputation vient-elle de sa subtilité énervée, ou du film qu'en a tiré Mike Nichols quatre ans plus tard, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, ajoutant un épisode au destin à rebondissement de ce couple amoureux et destructeur ? Le couple de cinéma met en abyme une pièce qui met en abyme théâtral le couple.
Avant la sortie du film, Burton se demande comment le public réagira. Son inquiétude est une assez bonne esquisse des ambiguïtés féroces de la pièce : «Riront-ils aux mauvais endroits ? Est-ce que tout se désintégrera avant dérision ?» On a pu vérifier en janvier, au théâtre de l'Œuvre, dans la mise en scène d'Alain Françon, que bien pensée et bien jouée, la pièce fait rire aux bons endroits. Ce sont précisément ceux qui, à l'époque de sa création, pouvaient être les mauvais. On a pu aussi vérifier que la dérision hargneuse et ludique animant le couple principal (des professeurs d'université alcoolisés) fortifie la pièce plus qu'elle ne la désintègre. Elle finit par contaminer le jeune couple invité et les spectateurs, car elle jette une lueur implacablement opaque sur la vie qu'on mène, les illusions qu'on a perdues et le tas de haillons sentimentaux qui leur survit.
Albee a écrit bien d'autres pièces, à commencer par la première, Zoo Story (1959), court dialogue entre un homme qui lit un livre sur un banc new-yorkais et un jeune vagabond rimbaldien qui vient l'emmerder.
Assez vite, on sent chez ce jeune homosexuel new-yorkais l'influence de Beckett et de Ionesco, du théâtre dit de l'absurde. Mais son œil n'est jamais aussi net que lorsqu'il inspecte et agite des situations de boulevard. Comme plusieurs de ceux qu'on appelait les «jeunes hommes en colère», il injecte du naturalisme dans la culture, du divan dans la psychologie, de la violence et des mots crus dans le salon bourgeois. Quand Délicate Balance est joué en France en 1967 par Madeleine Renaud et Edwige Feuillère, la seconde se dit choquée par des répliques qu'elle doit dire, comme : «Pose tes couilles sur le parquet !»
Depuis, on en a vu d’autres, et comme rien ne se démode plus vite que le vocabulaire grossier ou familier, ceci explique peut-être en partie l’oubli dans lequel Albee est tombé : ce qui caractérise depuis trente ans les bourgeois est qu’ils craignent comme la peste de paraître vieux ou choqués.