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Théâtre

Voyages au centre de «la Ronde»

Durant cinq semaines, «Libé» a suivi les répétitions de la pièce d’Arthur Schnitzler par la troupe de la Comédie-Française, dans une mise en scène d’Anne Kessler. Passage en revue de quelques duos d’acteurs qui composent ce carrousel d’amants éphémères.
Sur le plateau de «la Ronde», mardi. A gauche, la metteure en scène Anne Kessler. (Photo Brigitte Enguerand. Divergence)
publié le 17 novembre 2016 à 18h26

Comment choisit-on une pièce ? Comment se monte une distribution ? Quelle est la part de hasard, d'arbitraire, de chance, dans la réussite d'une mise en scène ? Quand se termine-t-elle, si jamais elle se termine un jour ? Que perçoit-on du travail en train de se faire ? On était avec nos questions, quand Anne Kessler, sociétaire à la Comédie-Française et metteure en scène, a proposé d'ouvrir grandes les portes des répétitions de la Ronde d'Arthur Schnitzler, dès le début des répétitions. C'est rare. En général, les intrus ne sont conviés que lorsque le spectacle a déjà basculé vers son aboutissement. Le deal ? Venir n'importe quand, selon sa disponibilité. «Il y aura des moments où il ne se passera rien, prévient Anne Kessler. On ne peut jamais prévoir…»

Jeudi 6 octobre

Premier rendez-vous avec Anne Kessler. Vive, volubile, enthousiaste. Elle parle tant qu'on a l'impression que tout est embrassé. Par la suite, elle sera dans l'action, pas dans le commentaire. Anne Kessler a fait le calcul : la Ronde étant composée de dix scènes entre deux acteurs, chaque duo ne pourra répéter que deux fois avant la première. C'est excessivement peu, il s'agit de muter la contrainte en aubaine ! De plus, beaucoup d'acteurs de la Ronde (Laurent Stocker, Hervé Pierre, Noam Morgensztern) jouent le soir dans Vania. Quant à Anne Kessler, elle reprend Père, de Strinberg, mis en scène par Arnaud Desplechin. Une multitude de fils à tenir, banale à la Comédie-Française où tous les comédiens pratiquent l'alternance, mais Anne Kessler est particulièrement sensible à ce que les acteurs quittent ses répétitions avec plus d'énergie qu'ils en avaient, pour affronter le plateau le soir. «Je ne veux pas les fatiguer. Mon rêve serait qu'au contraire, répéter l'après-midi soit un échauffement pour le soir.»

C'est Eric Ruf qui lui a proposé de monter la Ronde parmi trois possibilités. «C'était un vendredi, je devais donner ma réponse le lundi.» Elle se précipite sur toutes les traductions existantes qui lui semblent un peu «empesées», dit oui s'il est possible de partir d'une adaptation, est libérée par celle que lui propose Guy Zilberstein et suggère que ce dernier soit également scénographe, afin que le dispositif scénique et la nouvelle traduction correspondent absolument.

Pourquoi Schnitzler ? «Au Français, le casting induit souvent le choix de la pièce. On a regardé qui était disponible pour jouer à ces dates, et la Ronde s'est imposée.» La Ronde, donc, l'une des pièces les plus difficiles qui soient à représenter, car elle ne parle que de sexualité. Comment faire pour que le spectateur soit «témoin et non voyeur», questionne Anne Kessler. Peu de pièces en effet interrogent à ce point l'adresse au public. «La pièce est drôle, certes. Mais je trouverais dommage qu'il échappe au trouble.» Elle poursuit : «Dans le Silence, d'Ingmar Bergman, il suffit que l'homme remette son manteau pour qu'on comprenne qu'il vient de faire l'amour. Ici, il n'est question que de désir. Mais a-t-on envie de regarder le désir ?»

Autre difficulté majeure : alors même que la réception de la Ronde en 1921 ne fut qu'une succession de scandales et d'interdictions, les dialogues peuvent à l'inverse apparaître aujourd'hui un brin désuet, alors qu'ils étaient explosifs à la parution de la pièce. Les premières représentations à Vienne en février 1921 étaient accompagnées d'un fort dispositif policier dans la salle, dû aux menaces de mort qu'avait reçues le directeur du théâtre. Quelques jours plus tard, c'est aux cris de «A bas la canaille juive !» et de «A bas la Ronde» que des centaines de manifestants s'égosillèrent.

Mercredi 12 octobre

Descente au sous-sol de la Comédie-Française où sont aménagées les salles de répétition. La rotonde avec mezzanine en bois impose quelques efforts pour imaginer ce que sera le décor. Les acteurs, Nâzim Boudjenah (le Mari) et Françoise Gillard (la Jeune Femme mariée) lisent une fois la scène avant de se mettre en place. Anne Kessler pense à Nola Darling n'en fait qu'à sa tête de Spike Lee. «Il y a un personnage très physique, impulsif, on s'attend à ce qu'il jette en boule ses vêtements sur le sol, mais de manière complètement obsessionnelle, il roule ses chaussettes dans ses baskets avant de faire l'amour.» Nâzim Boudjenah s'essaie à dire «je t'aime» en reprenant ce geste. Fou rire assuré et débat : est-il seulement possible de dormir en chaussettes ? On reprend. Anne Kessler : «Je considère que dans un espace aussi minimal, un geste, c'est une parole.» Pour l'instant, la parole consiste aussi à essayer de longs baisers très maîtrisés, façon les Enchaînés, quand Ingrid Bergman et Cary Grant s'embrassent pendant dix secondes, s'arrêtent à la onzième, pour reprendre ensuite pendant dix secondes. «Connaissez-vous la raison de cette interruption ?» demande Anne Kessler, qui donne en même temps la clé de l'énigme. Nâzim Boudjenah remarque : «Tiens, c'est seulement en jouant que je me rends compte que rien de ce qui se dit ne se passe.» Effectivement. Au fur et à mesure que l'homme se lance dans une leçon pontifiante à destination de son épouse, elle mène le bal en douceur, tout en lui laissant l'illusion du pouvoir. Jeux de rôle, jeux de genre ; dans l'interstice, une liberté folle. L'absence de costumes et d'accessoires met paradoxalement en évidence l'épure de la pièce. Verdict d'Anne Kessler : «C'est super, on voit vos vies, alors qu'on en n'a eu qu'un extrait, et qu'on n'en saura jamais d'avantage.»

Samedi 22 octobre

Retour au sous-sol en compagnie d'un autre duo incarné par Laurent Stocker (le Comte) et Pauline Clément (la Prostituée). Sylvia Bergé (l'Actrice) est sur le départ, ce qui est exactement la situation de la pièce, où les personnages ne cessent de s'évaporer. Laurent Stocker : «J'apprends le texte tous les jours, et tout à coup je suis perdu. J'ai l'impression d'un gouffre à sauter entre la salle et le plateau.» En le regardant répéter, on s'aperçoit que cette difficulté mnésique constitue le cœur battant de la pièce. Les rôles - on n'ose pas dire personnages - n'ont par définition aucune trajectoire, aucun souci de cohérence psychologique par rapport à un avant et un après, puisqu'ils ne réapparaissent jamais ensemble. Et si c'était cela, l'écho de ce que raconte la pièce avec aujourd'hui, son étrangeté, le dessin qui se révèle ?

Anne Kessler propose aux acteurs de jouer texte en main : «Je n'ai pas envie d'intervenir trop dans ce que vous trouvez ensemble. Ça avance avec justesse, sans volonté. Je me méfie de l'apprentissage rapide du texte, qui fixe des états. Je préfère que vous l'appreniez sans le mordre, sans lui faire mal.» Pauline Clément a des airs de Marlène Dietrich très jeune, tandis que Laurent Stocker essaie une perruque. «C'est drôle ou pathétique, ou les deux ?» Son «personnage» erre dans une minuscule chambre. L'acteur joue formidablement l'émergence d'une monumentale cuite. La prostituée dort, lui se réveille, Laurent Stocker remarque : «C'est curieux, on est censés être dans un endroit où on consomme du sexe, et on ne fait que dormir !» Anne Kessler : «Le brouillard. On n'a jamais eu cette couleur de scène encore.» A Laurent Stocker : «Tu as mis une perruque brune et tu ne nous as pas fait rire. C'est déjà quelque chose d'extraordinaire !»

Samedi 12 novembre

Tout le monde descend, nous voici arrivés à la gare du Vieux-Colombier, avec décors et costumes ! Oh, trois fois rien, simplement une tournette qu'il faut acclimater puisque, comme son nom l'indique, elle tourne, ce qui a le don de faire disparaître les accessoires. «J'ai perdu mon manteau ! Je l'ai laissé derrière !» Un acteur : «Avant, on devait aller chercher les objets, là, on les a sous le nez, mais on ne les voit pas, c'est surprenant.» La scène qui tourne est une idée (peut-être pas) neuve, mais formidable car complètement incluse dans la structure même de la pièce. De plus, elle a l'avantage de fluidifier les enchaînements et d'accroître le caractère onirique de la pièce. L'artifice à vue renforce la vérité des moments qui sont joués. Interrogation d'un acteur : «Quand on valse, la scène tourne aussi ?» Mais serait-ce seulement possible ? Essai de lumière, qui transforme soudainement le plateau en un tableau de Hopper. Essai de cadre, comme au cinéma. Françoise Gillard : «Tu me lâches contre le mur, mais tu oublies que je ne suis pas magnétisée, je ne tiens pas, je tombe !» Noam Morgensztern, qui joue le Soldat, improvise au piano, finalement ce ne sera pas une valse, mais un tango, c'est mieux ! Le plasticien Ludwig Höeshdorf tient un micro. L'artiste existe-t-il dans la pièce de Schnitzler ? Dans la lecture de Guy Zilberstein, certainement. C'est lui qui fait surgir dix hypothèses de couple, lors d'une performance artistique qui relève de la quête existentielle. Grâce à cette reconstitution, il doit distinguer ses parents… L'emboîtement temporel est précis, la performance a (réellement) eu lieu à Berlin-Ouest en 1988 - ou du moins il s'agit d'y croire, et la Ronde permet d'opérer un voyage dans le temps heureux des sixties. Le dispositif déleste définitivement la pièce de toute grivoiserie, pour la rendre à la fois plus âpre et légère : des flashs dans la nuit qui s'évanouissent derrière un homme qui recherche qui il est.