D’après l’équipe, ce qu’on voit est un champ à moitié fauché à la campagne. D’après nous, c’est une dune, avec d’immenses toiles qui tombent régulièrement au fond par-dessus la machinerie, figurant une série de ciels pâles et marins, assez beaux. Apparaissent Hortense, fille du Comte et de province, et sa suivante, Marton, qui a toute l’audace et l’ingéniosité nécessaires pour mener la pièce à son rythme – et ces messieurs par le bout du nez.
Hortense a une petite ombrelle. Une musique et une lumière les accompagnent comme si le cinéma, une fois de plus, étalait son sirop sur les planches. D'après l'équipe, l'atmosphère est inspirée par le peintre Hubert Robert, exposé au Louvre l'an dernier. D'après nous, on est plutôt chez Bruno Dumont, tendance Ma Loute. Le cinéma étend sa lumière sur tout.
Scandale
Aussitôt ces dames crient, hurlent, s'agitent, comme si une pièce de Marivaux était un traité d'hystérie. On a déjà vu ça ; on met les boules Quies. Palme sonore à Adeline d'Hermy, qui minaude à l'excès la belle des champs tout enivrée des situations et d'elle-même. Quand surgit Frontin, le valet de Rosimond, ils se sautent vite dessus. Malgré l'herbe piquante, qui laisse des traces sur les fesses et les cuisses, les dunes sont faites pour ça. Et tandis qu'il lui dit : «Il faut pourtant que tu m'aimes», et qu'elle lui répond : «Doucement, vous redevenez fat», elle écarte les cuisses et allons-y. Cette manie moderne d'exagérer le travail des corps par-dessus la délicate simplicité des mots, comme si tout euphémisme méritait d'être saigné, comme pour mettre le langage aux plombs.
La pièce a été jouée pour la première fois le 6 novembre 1734 par les comédiens ordinaires du roi, quatre ans après le Jeu de l'amour et du hasard. La pièce fit scandale, ce n'était pas la première fois pour Marivaux. Dans la salle, «on fit un tel fracas qu'on n'aurait pas entendu Dieu tonner», tant pis pour Lui. Elle fut retirée et la voici donc, jamais rejouée, telle qu'en ses langes, deux cent soixante-douze ans plus tard. Marcel Arland, dans sa préface au Théâtre complet dans la Pléiade, y voit une plaisante comédie de mœurs, une satire qui n'est «pas méchante».
Rosimond, un petit Monsieur de Paris, vient en province avec sa mère pour épouser la belle Hortense. Ils se plaisent mais, si Hortense a pour coutume de mettre ses attitudes et ses paroles en accord avec ses sentiments, Rosimond trouve que ça fait plouc, dirait-on aujourd’hui. Aimer celle qu’on épouse ? Pouah ! C’est un snob, un petit sot, qui se croit plus malin qu’il ne l’est.
Dans un siècle, il sera chez Musset. Pour l’instant, il feint d’être détaché.La venue de Dorimène, sa maîtresse parisienne, une précieuse intelligente et jalouse, bien décidée à casser le projet de mariage, le conforte dans son attitude. Et Hortense, dans ce jeu de billard, semble tomber dans les bras de l’ami de Rosimond, Dorante, qui guettait l’occasion.
Jeu de dupes et comédie d'éducation, donc, comme souvent chez Marivaux, où tout est mal qui finit bien – si l'on veut : le Parisien corrigé, autrement dit simplifié, fera un mari filant doux, sans doute, mais soigneusement essoré. Il n'est pas sûr qu'il sente jamais ce que tente de lui apprendre son valet, éduqué par Marton, «devenu gracieux avec toute la commodité possible». La sagesse n'a jamais tant ressemblé au post-scriptum de l'imbécillité, ou à la castration.
Rire idiot
Pour le spectateur, tout irait bien s'il ne ratait pas une réplique sur quatre, du fait du débit et de l'agitation quasi générale. Les comédiens sont tous d'une telle qualité qu'il ne peut s'agir que d'un parti pris de mise en scène. Prenons Loïc Corbery, qui joue Rosimond. Un rire idiot, semblable à celui de Mozart dans Amadeus, le film de Milos Forman, indique sa gêne et son immaturité, mais finit par tourner au procédé, quand ce n'est pas au tir de barrage : le symptôme liquide la diction, on n'entend plus rien. Cette nervosité surjouée prend sens à la dernière scène, lorsqu'il s'effondre, lentement, recroquevillé sur lui-même, en clair-obscur et en pleurs : effet réussi, émotion obtenue ; mais il a fallu endurer deux heures de rires et de tirades inarticulées.
Les meilleurs moments sont dus à Florence Viala, Dorimène sauvagement ironique, et aux deux anciens : Didier Sandre, qui joue le Comte, père d’Hortense, et Dominique Blanc, qui joue la Marquise, mère de Rosimond. Les écouter est un plaisir, on suce leurs mots comme des bonbons. L’articulation, soudain, est le privilège des vieux.