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Libération
Récit

Le lyrique sort le grand jeu

Les productions actuelles exigent de plus en plus des chanteurs une interprétation qui excède la simple maîtrise vocale. La preuve par trois, avec des spectacles de rentrée marqués par l’importance du jeu théâtral et corporel.
«La Vie parisienne», avec Philippe Talbot. (Photo Vincent Pontet)
publié le 28 septembre 2017 à 18h06

Dans un opéra, la soprano entre du côté jardin, chante sans bouger au milieu de la scène puis sort côté cour. C’est aussi simple que cela. Sauf que pas du tout. L’opéra est un mikado de compromis : les chanteurs jouent aussi la comédie, les chefs d’orchestre dirigent aussi les chanteurs, les musiciens accompagnent aussi une trame dramatique. Quant aux metteurs en scène, depuis la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage de ce qu’on appelle le Regietheater, leur point de vue prend de plus en plus de place dans les productions opératiques et dans le duel feutré qu’ils livrent avec le chef d’une part et l’œuvre de l’autre. Au fil du temps et des progrès techniques, les scènes d’opéra ressemblent davantage à des plateaux de théâtre, voire de cinéma. La porosité est grande entre les trois mondes. Les chanteurs sont de moins en moins frileux : ils n’hésitent plus à jouer, rendant d’ailleurs banales les prises de risques hors de leur sphère de compétence. Et les spectacles lyriques sont de plus en plus considérés comme des projets, voire des prototypes où se rencontrent toutes les techniques. Considérons donc trois opéras de cette rentrée sous l’angle du corps, du geste, de la comédie - bref, de ce qui ne se chante pas -, pour mieux montrer la variété d’un genre souvent cantonné au cliché de la dondon statique qui distribue les contre-ut avec force vibrato.

Le mouvement Mélisande

Dans sa tunique satinée couleur ciel, Elena Tsallagova campe une Mélisande formidable de grâce. La soprano russe incarne pour la troisième fois à Bastille l'héroïne de l'unique opéra de Debussy sur une mise en scène symboliste de Bob Wilson, où les gestes ont une importance cruciale. Ils figent ou explicitent le discours, et le travail des chanteurs s'apparente aussi à celui de mime ou de danseur : «La complexité est de ne pas se laisser entraîner par les mouvements. Pour ne pas oublier d'être chanteuse, j'ai dû éliminer quelques gestes», explique la soprano. Tsallagova se restreint par choix, non par incapacité : elle a d'abord été danseuse, après une douzaine d'années de cours dans la ville de Vladikavkaz (Ossétie du Nord) dont elle est originaire. «Vraiment dur, quatre heures quotidiennes d'exercices de danse classique. Très sévère.» Aussi Bob Wilson, en confiance, lui laisse-t-il la liberté d'ajuster corporellement sa Mélisande : «Chanter et bouger à l'opéra est possible, tout doit être en mouvement, pas seulement la voix. Mais le geste doit favoriser le chant. S'il n'aide pas, il n'est pas juste.»

Tsallagova s'est fait connaître il y a une dizaine d'années pour son interprétation de la Petite Renarde rusée, où elle déploie une énergie de renardeau féroce attiré par l'aventure : course, saut, chute, sa vivacité fait étinceler le parler-chanter de Janáček. Au point qu'on a peur qu'elle se blesse. «Dans les grandes productions, nous avons le temps d'essayer beaucoup de choses en répétition. Sur scène, je sais parfaitement comment rouler, tomber… Il y a un danger, mais seul le public le ressent.» Un constat partagé par le ténor Philippe Talbot, qui sautait l'an dernier à pieds joints une interminable volée d'escaliers dans Platée : «Après l'avoir fait trente fois en répétition, il n'y a plus de risques. La vraie peur à ce moment-là n'est pas de chuter mais de rater son entrée musicale.»

Le chanteur d'opéra doit donc avoir tâté d'un peu de tout : chant, danse, comédie, peut-être même cascade. «Si vous voulez monter sur scène, vous devez être très équipé», explique Tsallagova, dont le père baryton, qui fut son premier professeur, lui envoie parfois via Facetime des conseils à l'entracte. «Que ce soit pour le public mais aussi pour que notre art ne reste pas figé, il faut bouger, suivre notre époque. Nous admirons nos professeurs dont nous avons écouté les conseils, mais c'est à nous de jouer.»

La comédie Parisienne

Loin des murailles suintantes du château d'Allemonde, la pierre sèche de l'Opéra de Bordeaux célèbre l'arrivée de la ligne à grande vitesse (la gare Saint-Jean est désormais à moins de deux heures de la gare Montparnasse) avec une nouvelle production de la Vie parisienne d'Offenbach. La mise en scène de Vincent Huguet saupoudre sur scène pas moins de 69 corps : chanteurs, comédiens, choristes et danseurs. Ces derniers, chorégraphiés par Kader Attou, virevoltent dans deux copieuses scènes d'ouverture et de finale, ainsi qu'à l'entracte, sur le parvis de la place de la Comédie. Dans la fosse, Marc Minkowski emballe la partition en gigotant comme à son habitude : l'opérette est son péché mignon, et il la dirige comme on aime les desserts, avec gourmandise.

Le genre a la particularité d'alterner des scènes chantées et parlées, souvent des sketchs viennent s'y intercaler, et le patrimoine est gonflé d'interprétations de cette œuvre menées plus par des comédiens que des chanteurs (en 1958 avec Suzy Delair et Jean Desailly, par exemple). Jouer la comédie sans musique quand on est un chanteur confirmé est-il considéré comme une difficulté ? «Pas du tout, sourit Philippe Talbot, celui qui sautait à pieds joints dans Platée, et qui interprète Gardefeu dans cette Vie parisienne. Ce qui est compliqué, c'est la mémorisation du texte. C'est une gymnastique de la mémoire différente.» Une fois les dialogues appris, les restituer chantés ou parlés relève du même esprit : «Il faut être juste, faire voyager le texte. Je ne fais pas de différence entre opéra ou opérette, entre Platée chez Rameau, le Comte Ory chez Rossini ou Raoul de Gardefeu chez Offenbach : tout est du jeu. A la base, l'opéra est du théâtre musical.»

Du théâtre, évidemment, avec une incarnation à ajouter aux émotions se dégageant de la partition. Les conservatoires proposent des cours de travail de la scène et d'art dramatique. Les ateliers lyriques où se forment les chanteurs intègrent à leur formation la présence scénique. Tsallagova a, elle, appris certaines techniques avec Bob Wilson : «Je ne bouge pas, mais mes pensées vagabondent. Je peux regarder loin, dans le futur, et le public le comprend. Je peux regarder en moi-même. Je peux regarder qui est derrière moi. C'est du théâtre et c'est de la magie aussi.» Talbot, que le virus du chant prend à 13 ans quand il participe à une Flûte enchantée, est également passé par le théâtre. Après le lycée, pendant son conservatoire, il monte une troupe, Bagamoyo, décrite comme un laboratoire scénique où il joue et met en scène. D'où son appétit.

Si le milieu bruisse régulièrement de certains coups de force (Barbara Hannigan qui finit couverte de bleus chez Krzysztof Warlikowski, les postures déployées dans certaines mises en scène suggestives de Calixto Bieito), ou si d'autres pensent que les chanteurs ne sont pas préparés à affronter l'intrusion de la vidéo performative (filmée et projetée en direct), Talbot estime au contraire que les metteurs en scène souvent s'autocensurent. «Ils ont tendance à sous-estimer nos capacités, et il y a une certaine générosité du chanteur qui n'est pas sollicitée», note le ténor nantais qui voit l'intrusion de la vidéo «avec bienveillance».

L’immersion Miranda

Katie Mitchell, elle, perfectionne de spectacle en spectacle un hybride «théâtre-opéra» à forte teneur cinématographique dans lequel les chanteurs sont extrêmement sollicités. Elle transforme cet automne la scène de l'Opéra-Comique en église où se déroulent les obsèques de Miranda, personnage de la Tempête de Shakespeare, dont la mort et le passé sont chantés sur des textes originaux et des musiques de Purcell - sublimement dirigées par Raphaël Pichon avec l'ensemble Pygmalion. L'église aux murs de béton et au sol en parquet est disposée perpendiculairement à la salle : lorsqu'ils regardent l'autel, les chanteurs n'ont pas les spectateurs en face d'eux mais sur leur droite. La scénographie est bouleversée, le quatrième mur en prend un coup. «Tout devient plus difficile car la projection, l'acoustique, la clarté ne sont pas les mêmes. Nous ne chantons plus pour le public, mais nous chantons dans notre boîte, qui est notre monde. On ne cherche pas à attirer l'attention du spectateur, qui est ici d'abord un observateur», explique la mezzo américaine Kate Lindsey, qui joue Miranda.

«Tous les chanteurs avaient une biographie claire de leur personnage, que l'on apprenait et à laquelle on se référait. Ce n'est pas du tout un procédé d'opéra», continue Lindsey, qui a elle aussi commencé par des études de théâtre à l'université de l'Indiana. Même enceinte de huit mois, la mezzo voulait absolument travailler avec Katie Mitchell pour goûter son ivresse des profondeurs humaines. Elle n'est pas déçue. L'église est ici un lieu d'immersion dramatique en temps réel, foisonnant de détails, où s'organise un objet scénique fascinant et non identifié : cinéma sans caméra, plan-séquence théâtral, loft tragique… «Venir en répétition tient presque de la méditation. Pas de téléphone, pas d'écran, une concentration maximale. On répète les mêmes gestes des dizaines de fois, de très petites choses. La clarté des intentions et les liens entre les personnages sont primordiaux pour Katie.»

Le jour de la première, Prospero, le père de Miranda, a eu une extinction de voix. L'équipe a tout de même décidé de se produire. Elle a dégoté au débotté un baryton-basse qui a découvert la partition à 16 h 30 et a chanté depuis la fosse pendant que le chanteur malade faisait du play-back sur scène. Aléas presque ordinaires à l'Opéra. Le public, prévenu, n'y a vu que du feu et a applaudi les deux. «Nous avons estimé que les liens qui unissaient les personnages étaient plus forts qu'une extinction de voix», conclut Lindsey. C'est peut-être leur intensité qui fait la qualité des spectacles. Une énergie qui transcende les genres, les techniques et qu'on ne voit pas sur scène.