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Libération
Avignon

«Grand Théâtre d’Oklahama» : les affranchis sorciers

Invités au in d’Avignon, les comédiens handicapés mentaux du groupe Catalyse, avec qui Madeleine Louarn travaille depuis trente ans, s’emparent de Kafka. Fils conducteurs : l’émancipation et la métamorphose.
«Le Grand Théâtre d’Oklahama», à l’Autre Scène. (Photo Christophe Raynaud de Lage. Hans Lucas)
publié le 12 juillet 2018 à 18h56
(mis à jour le 12 juillet 2018 à 20h06)

S'en tenir à être soi-même, quel ennui. Il faudrait permettre à chacun d'endosser un costume plus grand que soi. C'est là que le théâtre intervient. Pour Madeleine Louarn, il est d'abord l'art de la métamorphose : «Il nous apprend que nous sommes plusieurs.» Chacun est multiple, avoir un handicap n'est pas une raison d'y renoncer. Louarn met en scène avec Jean-François Auguste les acteurs handicapés mentaux de son atelier Catalyse, créé en 1984 dans l'Etablissement et service d'aide par le travail (Esat) de Morlaix. Après deux ans d'immersion dans l'œuvre de Kafka, ils présentent le Grand théâtre d'Oklahama, titre du dernier chapitre du roman inachevé l'Amérique.

Pouvoir infernal

Ça commence par une offre d'emploi et une promesse : le théâtre d'Oklahama «emploie tout le monde et met chacun à sa place». Le décor est onirique, le théâtre supposé être un refuge. Le jeune Karl Rossmann y croit, mais chacun des cinq candidats se heurtera au pouvoir infernal d'un lieu qui domine et écrase les désirs des humains. Il faudra montrer ses papiers, Karl l'immigré se retrouvera agent technique, l'impresario devient liftier et la cantatrice, lingère. La question «comment trouver une issue ?» n'est pas résolue. C'est l'émancipation qui intéresse Madeleine Louarn, souci central de ces vies à handicaps : «Une vie soumise à une organisation qui n'est pas soi, en collectivité. Ça ressemble à ce qu'on a vécu enfant.»

Si Madeleine Louarn avait acquiescé à l'ordre des choses, elle serait restée à l'écart de l'art. Elle grandit à Lannilis, village de 5 000 habitants du Nord Finistère, avec un père paysan «qui a dû quitter la ferme. Il a eu la tuberculose, comme Kafka». A 18 ans, la mort de son père l'oblige à trouver de l'argent et donc un travail : elle commence à être éducatrice. C'est aussi l'âge où d'autres vies entrent dans la sienne : «Je me suis aperçue que le monde était plus grand que mon village. J'ai compris qu'il y avait des vies différentes, des homosexuels…» Etre artiste restait inenvisageable : aucun exemple autour d'elle. Elle a mis du temps à considérer qu'elle avait pu le devenir, elle se l'est autorisé «vers 50 ans, après vingt-cinq ans de pratique».

Dans les années 90, Madeleine Louarn quitte l'éducation spécialisée pour se consacrer au théâtre. «Une des grandes secousses, c'est ma première fois à Paris, en 1980. J'ai vu Wielopole Wielopole de Kantor. Je me suis dit : on peut faire du théâtre autrement.» Elle se met à lire Picabia, les dadaïstes, et ne s'arrête plus de rêver à toutes les langues qu'elle va pouvoir donner à découvrir à ses acteurs de la troupe Catalyse. Dans le spectacle, ils sont impeccables d'exigence. On les a réunis pour évoquer les thèmes de la pièce. Selon eux, «ça parle des artistes». «C'est politique», dit Guillaume. Christian ajoute : «C'est un monde impitoyable.»

Pendant les répétitions, ils ont tenu un journal intime. Il a fallu expliquer le mot «abandon» à Jean-Claude, «qui lui-même est parmi les êtres les plus abandonnés», dit Jean-François Auguste. Lors de notre rencontre, on évoque la liberté : «C'est quoi "être libre" ?» Manon répond : «La liberté, c'est quand je suis seule.» Pas de tutelles, pas d'autorité quand elle est sur scène. Un collégien leur a demandé si on les regardait bizarrement dans la rue. «Oui, mais ce n'est pas notre faute», ont-ils répondu.

Ils ont retenu des phrases du spectacle. Pour Sylvain c'est : «On restera toujours ensemble.» Pour Guillaume : «Ce que je suis à présent m'apparaît clairement.» Après une longue hésitation, Christelle opte pour le monologue qu'elle a écrit : «Je remercie la vie de m'avoir sauvée quand je suis née prématurée.» Enfin Tristan retient la scène où il sort de sa cage : «Derrière la planche, commence la forêt.» Ce n'est que quelques jours avant la première que ça a été décidé : le souffleur est à vue. Jean-François Auguste joue le rôle, mégaphone à la main. Ce qui permet aux acteurs de chercher son regard, et au metteur en scène de sourire calmement : oui, oui, tout va bien. «C'est un placebo, ils savent que je peux les rattraper.»

Vivant sur scène

Madeleine Louarn se défend de faire du «théâtre du réel». «Les textes sont très importants. Ce n'est pas parce qu'on ne sait pas lire qu'on ne peut pas dire les mots d'un autre. Le langage a un effet puissant sur les gens.» Sur scène ils deviennent d'autres, ce qui la différencie du travail de Jérôme Bel avec Disabled Theater en 2012 : il portait sur scène la singularité des acteurs handicapés de l'ensemble Theater Hora. Louarn explique : «C'est autre chose que Jérôme Bel ou Pippo Delbono, qui demandent aux personnes d'être ce qu'elles sont. Ils "utilisent" leur aura comme un élément théâtral. Jérôme Bel continuerait de penser qu'on fait du vieux théâtre, mais moi je suis pour ce vieux théâtre !»

L'art de la métamorphose agit. Guillaume «ne parle pas vraiment dans la vie», mais se sent vivant sur scène, joue un Karl Rossmann fantastique. Tous ont créé des personnages sur mesure. Madeleine Louarn avoue que dix ans plus tôt, elle n'aurait jamais imaginé monter Kafka. Trop compliqué. Chaque fois, des limites sont franchies. Chaque fois, un pas de plus : «On ne voit pas où ça peut s'arrêter.» Le théâtre est puissant, l'émancipation a eu lieu sous nos yeux.