«Mais qu'est-ce que ça fout là, Gaza ?» entend-on souffler dans le public. Voici déjà plus d'une heure qu'il tente - en vain - de se passionner pour l'écriture abstraite déployée par Emanuel Gat au son de l'Ensemble Modern de Francfort. On est pile au cœur du sujet qui occupe ce chorégraphe israélien installé à Istres, ici programmé dans la majestueuse cour d'honneur d'Avignon - la façon dont danse et musique, mais aussi individus et masses tentent de s'accorder sur le plateau - quand soudain, changement de station radio : des données sur la pénurie d'électricité, l'absence d'eau potable et autres conditions de vie déplorables des Gazaouis sont projetées sur l'immense face nord du palais des Papes, juste au-dessus des dix danseurs qui entament énergiquement des danses traditionnelles israéliennes. Qu'est-ce que ça fout là, en effet ?
Injonction.On n'a guère qu'une seule hypothèse à livrer pour justifier le tableau final de ce très attendu Story Water, qui passa au mieux pour un coup de théâtre maladroit, au pire pour une tentative d'instrumentalisation pompière de la cause palestinienne : la panique d'un chorégraphe primo-accédant à la cour d'honneur, cédant à l'injonction qui lui est faite - ou qu'il croit entendre - de hurler au porte-voix, sans équivoque, que son art est politique, qu'il est bien du bon côté des valeurs humanistes en lutte contre les obscurantismes. Et il faut dire que l'injonction pouvait sembler forte : d'une part au vu du lourd héritage de la cour d'honneur sur ce terrain - sans parler du fait qu'elle est le lieu de consécration ultime du plus grand festival de théâtre au monde - ; au vu d'autre part de la ligne éditoriale très «fureur et engagement» du directeur du «in», Olivier Py, qui programmait dans cette 72e édition une grande majorité de pièces basées sur des sujets d'actualité, de la cause transgenre aux questions d'écologie en passant par la situation des migrants, certaines positionnées au bord du manifeste, comme Saison sèche de Phia Ménard. Dommage, alors, qu'Emanuel Gat n'ait pas défendu, au regard de ce contexte, la belle gratuité de sa recherche. D'autant que sa façon de travailler des ensembles chorégraphiques hétérogènes sur le plateau est en elle-même politique. Dommage aussi pour la cour d'honneur, qui ne s'est clairement pas imposée cette année comme le lieu des émotions esthétiques foudroyantes, si l'on considère avec perplexité l'autre pièce qui siégeait là en début de Festival : le Thyeste en son et lumières de Thomas Jolly, jeune metteur en scène présenté çà et là comme un messie quand d'autres l'estiment plus redevable à l'esthétique Puy du Fou.
Manifeste. Pour le reste, la focalisation du Festival sur les grandes questions sociétales a permis de distinguer de beaux documentaires, dont le TRANS de Didier Ruiz fabriqué à Barcelone avec un groupe de transsexuels présents sur le plateau ou, dans une moindre mesure, Il pourra toujours dire que c'est pour l'amour du prophète de Gurshad Shaheman, avec ses récits de migrants transsexuels délégués à de jeunes acteurs. On reste surtout subjugué par la manière dont certains grands artistes ont pris ces sujets d'actu comme porte d'entrée apparente, pour nous mener finalement dans des couloirs à triple fond : Amir Reza Koohestani avec ses jeux de fausses pistes dans Summerless, François Chaignaud avec sa balade baroque dans Romances Inciertos, ou Milo Rau avec son manifeste esthétique la Reprise, chef-d'œuvre basé sur la reconstitution d'un fait divers récent, in fine conçu pour nous rappeler à l'archaïsme de la violence, et la permanence avec laquelle le théâtre tente de la panser.
La Reprise de Milo Rau avec Tom Adjibi.
Photo C. Raynaud de Lage. Hans Lucas
Un air de tragédie
Cela avait été claironné lors de l'annonce de la programmation : ce Festival serait aussi celui du grand retour de la tragédie. Thyeste de Sénèque par le jeune Thomas Jolly, Iphigénie de Racine par la jeune Chloé Dabert, Pur Présent du moins jeune Olivier Py, voilà qui promettait foison d'hubris et de catharsis mis au goût contemporain. Avec à l'arrivée un singulier échec, dans les trois cas, à montrer à quoi la tragédie peut encore servir de nos jours. Les deux premiers péchèrent par faute d'un angle d'attaque sur ces œuvres, et le dernier par excès de tout - notamment de pédagogie. C'est donc le magnifique la Reprise de Milo Rau qui finit par rafler la mise, offrant une leçon économe et néanmoins magistrale de tout ce que peut le théâtre actuellement. Ne se contentant pas de transposer sur le plateau le tabassage à mort d'un homosexuel, le maître de Gand et sa troupe, professionnels et amateurs, ont entrepris un minutieux travail d'enquête, avant de se livrer sur scène à un making-of du spectacle puis à la reconstitution du crime. L'édifice impalpable qui se construit patiemment entre tous, comédiens, spectateurs et protagonistes, emmène ce théâtre vers cet idéal démocratique auquel aspire Milo Rau.
Ornella Balestra et Raimund Hoghe dans Canzone per Ornella.
Photo B. Langlois. AFP
Les corps invisibles
«Le reste du monde» était invité au Festival, et il y a eu le début d'une réparation. Des corps ignorés ou humiliés dans le passé sont montés sur scène et ce fut réjouissant de les voir prendre le récit en main. C'était annoncé dans le titre du feuilleton quotidien, confié par le in au metteur en scène David Bobée : Mesdames, Messieurs et le reste du monde. On y a parlé chaque jour des minorités, des corps féminins, noirs, arabes, transgenres, homosexuels, et de la fin de leur soumission. Ces corps ont quitté l'invisible à Avignon. Ailleurs, les acteurs handicapés mentaux de la troupe Catalyse de Madeleine Louarn ont fait entendre Kafka avec une exigence qui rendait obsolète l'idée de différence. Dans TRANS de Didier Ruiz, des corps transgenres ont déroulé leurs histoires, d'homme à femme ou de femme à homme. Le corps bossu du chorégraphe de Pina Bausch, Raimund Hoghe, a suscité des réactions vives, certaines violentes. Dans le public, ça s'est agité, ça a demandé «ce qu'il se passe». Rien que le corps de Hoghe, magnifiquement capable de rendre hommage à celui de la Callas.
T’es branché ou bien ?
Les locomotives du premier week-end ont donné le ton : il y avait les spectacles branchés, les débranchés, et ceux qui profitaient d'un courant alternatif. Pour cette édition, le découpage semblait aller de soi, sans querelle ni concurrence. Durant onze heures, Julien Gosselin sortait ses caméras, sanglait sa troupe de micros HF et se permettait même, dans la première partie de sa maousse performance de théâtre-cinéma adaptée de DeLillo, de ne présenter au public de la FabricA qu'un écran au lieu d'une scène. Au même moment, Olivier Py lançait ses dernières forces tragiques dans un spectacle de tréteaux, Pur Présent, où le texte vocalement projeté dans la plus droite tradition d'Eschyle était accompagné d'un piano droit non amplifié, non sonorisé, non électrifié. Et Thomas Jolly, au milieu du gué avec Thyeste, usait dans la cour d'honneur de micros et d'effets de lumières pompiers, mais ni vidéos ni hologrammes.
L’actrice Hala Omran dans May He Rise and Smell the Fragrance d’Ali Chahrour.
AFP
Les figures marquantes
On n'a pas quitté des yeux les présences fortes qu'on n'avait pas vues venir. On avait repéré l'actrice syrienne Hala Omran, sans présumer de la puissance indélébile qu'elle aurait en déesse de la mort dans la pièce du chorégraphe libanais Ali Chahrour. On n'oubliera pas la présence de Ian de la Rosa : jeune transgenre de la troupe de Didier Ruiz qui a fait sensation avec son humour et sa vision complexe du genre. Lui qui regrettait finalement d'avoir eu à choisir, aurait bien gardé et les seins et la barbe. Pourquoi avoir eu à abandonner l'un ou l'autre ?
Dans la Reprise de Milo Rau, on retient l'acteur Tom Adjibi, déjà aperçu chez les frères Dardenne, qui ironisait ici sur le sort des acteurs noirs, feignant de parler le béninois avant, finalement, de rejouer une scène d'une violence rare.
Enfin, la maîtresse de cérémonie du feuilleton de David Bobée, la jeune performeuse militante queer Rebecca Chaillon qui portait loin les mots de Virginie Despentes ou de Rokhaya Diallo, fut l'un des visages forts de ce rendez-vous bondé.
Une griffe à exporter
Dans le meilleur des cas, Avignon est pour les artistes le point de départ d'une diffusion à l'international. Ce fut le cas par exemple de Saigon, grand succès de la précédente édition signée Caroline Guiela Nguyen, qui poursuit actuellement sa tournée asiatique de Pékin à Hô Chi Minh-Ville. Encore faut-il que les programmateurs internationaux puissent découvrir les œuvres, alors que, contrairement à la précédente édition et contrairement à d'autres grands festivals internationaux, aucun dispositif de surtitrage en anglais ne fut mis en place cette année. Question de priorité budgétaire. Les internationaux que l'on croisait alors dans les salles étaient majoritairement francophones - Etienne Minoungou des Recréâtrales de Ouagadougou, ou Carmen Romero, du grand festival chilien Santiago a Mil, venue rencontrer notamment Sophie Calle ou Amir Reza Koohestani. Présence notable, toutefois, les délégations asiatiques, en particulier le vice-ministre de la Culture de Chine, région où le soft power français tente évidemment d'opérer : «C'est une région stratégique en termes de marché», explique Paul Rondin, directeur délégué du Festival.