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Libération
Hommage

Isabelle Huppert : «Avec lui, on n’était jamais emprisonné par les mots»

L'actrice rend hommage au metteur en scène Claude Régy, mort jeudi à 96 ans, qui l'avait dirigée dans «Jeanne au bûcher» et «4.48 Psychose».
Isabelle Huppert, dans «4.48 Psychose» aux Bouffes du Nord, à Paris, en 2002. (Pascal Victor. ArtcomArt)
publié le 26 décembre 2019 à 20h31

«Il était unique. Par sa manière de défricher les textes, de faire entendre l’inédit, de découvrir des auteurs. Mais surtout par sa façon de rendre sensible l’abstraction, ce qui est courant en peinture, mais totalement impossible au théâtre sauf avec lui. Il y avait quelque chose de tendu à l’extrême dans ses créations. Je me souviens d’être sortie bouleversée par Chutes ! de Gregory Motton, qui plongeait les spectateurs dans un noir profond avant que la lumière monte, extraordinaire. Car il demandait autant aux spectateurs qu’à ses acteurs. Pourtant, il n’y avait rien de figé ou de théorique dans sa manière, rien n’était décidé d’avance, on répétait énormément, on cherchait… Même l’immobilité totale où je me tenais pendant les deux heures de représentations de 4.48 Psychose n’était pas le fruit d’une décision préalable. On explorait tous les déplacements possibles, on continuait à chercher jusqu’aux derniers jours sans que cela soit vécu comme un échec, et à chaque fois, je m’arrêtais un peu plus longtemps sur un point du plateau avant de repartir. Jusqu’à ce qu’il me dise : « C’est ici. Tu vas rester immobile. » C’est advenu, mais pas par hasard.

«Pour lui ou grâce à lui, on était amené à vaincre certaines phobies. Je suis sérieusement claustrophobe, j'ai le vertige, mais dans Jeanne au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger, Claude m'avait placée à douze mètres au-dessus du sol. Au théâtre, de toute manière, le danger va avec le plaisir, l'exploit est chaque soir, même quand l'on joue le plus simplement du monde. Claude avait un phrasé des silences, il savait les faire résonner avec ce qui précède et succède, les rendre pleins, et je me souviens d'une formulation qui lui était propre, que j'aimais beaucoup : "La musique n'est pas sensique." Elle est au-delà du sens. De même, avec lui, on n'était jamais emprisonné par les mots, car il les faisait résonner au-delà de leur sens.

«Claude était unique également par sa manière d'accompagner les acteurs. Il ne ratait jamais une représentation, quels que soient la tournée ou le lieu. On a joué Psychose partout dans le monde, et le premier qui entrait dans la loge après la représentation, c'était toujours lui. Pour dire ce qu'il avait à dire, qui n'était pas toujours agréable ! C'était très rassurant d'être à ce point-là accompagnée, de le sentir au plus proche, il n'aimerait pas ce mot, mais c'était confortable. Pas un confort de routine, mais celui qu'on éprouve lorsqu'on est porté par une exigence qui ne vous lâche jamais.»