Monsieur le ministre,
Vous avez bien voulu récemment soumettre à vos collègues du gouvernement un texte de Hans Magnus Enzensberger où il écrivait: «La morale est le dernier refuge de l'eurocentrisme. Il est temps de renoncer aux fantasmes d'une morale omnipotente.» Malheureusement pour vous, l'utilisation tronquée de ce texte vous a valu un démenti cinglant de son auteur. Ce dernier ne semble apparemment pas disposé comme vous à condamner toute action militaire dès lors qu'elle est menée par l'Otan et à exprimer son indulgence systématique à toute dictature dès lors que celle-ci s'opposerait aux Etats-Unis.
Ceci étant, quand bien même auriez-vous cherché à faire dire à M. Enzensberger ce qu'il n'a jamais voulu dire, tout le monde aura compris ce que vous vouliez dire sans oser le dire vous-même. Vous êtes résolument hostile à l'action de l'Otan contre Milosevic, tout en participant à un gouvernement qui la soutient tout aussi résolument. C'est là une contradiction politique majeure qu'il ne m'appartient pas de discuter. Mais, d'une certaine manière, elle me paraît moins grande et moins grave que la contradiction plus philosophique à laquelle vous êtes aujourd'hui exposé. En effet, vous vous êtes fait le chantre d'un républicanisme offensif fondé sur des principes fondamentalement universalistes. Ces principes, comme vous le savez sans doute mieux que moi, reposent sur une certaine idée du monde, une certaine idée de l'homme qui, précisément, ne reconnaît pas les frontières.