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TRIBUNE

Dans les Balkans, les ponts ont des légendes. Et ils ne relient pas seulement deux rives mais aussi les hommes. Ils défient à la fois la nature et l'Histoire. L'Otan le sait-elle quand elle les détruit? Le sang des ponts.

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publié le 26 avril 1999 à 0h27

«Les Serbes sont entrés dans Skopje quand j'étais en seconde année

de collège. Nous sommes partis aussitôt en abandonnant notre belle maison. Mon père est mort d'épuisement sur la route», me racontait ma grand-mère avec son terrible accent de Roumélie. Comme beaucoup de Turcs de Macédoine, elle a été chassée de son foyer pendant les guerres balkaniques. Les gens qu'on a arrachés à leur terre regrettent toujours le passé, ils racontent toujours les jours magnifiques d'antan, leur richesse et leur maison ­ oui, toujours leur maison ­ qu'ils ont abandonnée. Ma grand-mère était de ces gens-là, «une rapatriée des Balkans», comme on disait à l'époque. Son histoire, qui a bercé mon enfance ­ car c'est elle qui m'a élevé ­, était une histoire d'exode, de famine, de toutes sortes d'horreurs comme celles des Albanais du Kosovo aujourd'hui.

Je me souviens de quelques photographies dans des manuels d'histoire et d'anciennes revues rangées dans le grenier de notre maison familiale, au bord du Bosphore. Des photos d'enfants grimpés sur une charrette à grandes roues chargée de ballots et tirée par des buffles rachitiques. Des vieillards tombés sur des routes boueuses. Parmi ces gens qui fuyaient les massacres et qui s'enlisaient dans les immenses plaines de la Thrace se trouvaient mes aïeux. Eux aussi avaient été entassés dans les camps de réfugiés, à Corlu ou à Kîrklareli, qui accueillent aujourd'hui les Kosovars.

Si j'évoque ces événements inscrits dans mon histoire familiale, c'est pour d