On va faire ça à l'ancienne. Sallanches-l'Alpe-d'Huez, 219 kilomètres, huitième étape du Tour, le 14 juillet prochain. Quand on clique sur «profil de l'étape», on lit : «km 10, côte de Megève, montée de 9,9 km à 5,1 % ; km 125,5, col du Télégraphe, montée de 12,1 km à 6,8 % ; km 149, col du Galibier, montée de 18,5 km à 7,6 % ; km 211, l'Alpe-d'Huez, montée de 14,1 km à 8 %». Ce sont des moyennes. Un peu comme ma forme quand, à la sortie de Sallanches, je prends à droite et, dès la première épingle à cheveux, commence à monter. La tête dans les épaules, j'oublie le paysage (à main gauche, le mont Blanc brille), et les souvenirs affluent. Le vélo est une remémoration, un retour en arrière tandis qu'on pédale vers l'avant. Souvenir lointain, à Sallanches justement, où Bernard Hinault lâcha Baronchelli dans la dernière côte pour gagner le championnat du monde 1980. Ou, plus récent : ce matin, à la sortie du TGV, j'ai fait régler la selle du vélo loué à Paris. «Vous allez faire le Galibier avec ça?», m'a demandé le type de la station-service. Puis il m'a proposé un Mercier rouge, portant l'écusson «garanti service des courses. Fait main», un vélo de course années 60. «C'est vous ou la benne, y m'encombre...» Souvenirs, pensées domestiques, quelques idées sérieuses..., tout ce qui permet d'oublier qu'on est en train de souffrir, sans raison.
Attention maladive
Les récits épiques des étapes du Tour, ça m'a toujours fait marrer, du style, du vent, les «forçats de la route», je n'y ai jamais cru, ni à Blondin ou à Goddet et à leurs fresques fumeuses. Une étape du Tour, c'est une attention maladive portée à chaque partie de son corps. Se décrire sur un vélo, c'est un journal intime au kilomètre, la chronique de ses sensations défaites, de ses ambitions modestes, de ses maux infinis et finalement ridicules quand on accomplit en trois jours une étape que les professionnels bouclent en huit heures. Arrêt déjeuner après Flumet et ses gorges profondes, au bar-restaurant Au pont de Flon. Menu: pastèque, escalope milanaise, tarte aux myrtilles. Pas très équilibré, on mettra ça sur le compte des compensations nécessaires. Chaque minuscule plaisir est comme volé à la route. Il faut quitter bientôt les nappes à tournesols et reprendre la descente des gorges de l'Arly jusqu'à Ugine. Là, en passant par Albertville, on entre dans la vallée, 80 kilomètres de plat sans intérêt, près de trois heures, l'aventure non héroïque du week-end. Injustice : pourquoi ne parle-t-on jamais des transitions entre les cols? Où est-il le Blondin de la vallée de la Maurienne ?
Surrégime
Saint-Michel-de-Maurienne, épave industrielle aux pieds des Ecrins: à droite, le col du Télégraphe, avec le bunker des PTT bien visible, douze bornes et mille mètres plus haut, qui vous nargue de son béton grisaille. Il est six heures du soir, pas d'affolement, même si ça chauffe en surrégime. C'est là, quand le Télégraphe commence si dur, qu'on sent la raideur sous la fesse, la gêne au genou, le ventre qui gargouille. Arrive la forêt et la pente se calme. On respire, un pied à terre, une gorgée d'eau, et ça repart pour les trois derniers kilomètres du Télégraphe, le moment le plus dur. Fin de première journée délicate, je n'en peux plus. Sommet quand même. Dans la descente, c'est le tintement des vaches qui vont se faire traire. Il est huit heures et j'arrive à l'étable : hôtel des Gentianes à Valloire, 1 411 m. Une pizza rapido, et dodo.
Le Galibier est un mythe, mais son enfer est régulier, roulant, droit dans la pente. C'est aussi un classique du week-end, où les papys secs vous doublent, avançant en métronome sur leur machine huilée. Le cyclotouriste d'occasion n'a droit qu'à leur commisération, parfois un rapide «allez», le plus souvent rien. Il n'y a pas plus de solidarité des cycles que d'épopée des cimes, chacun pour soi, pas la peine de se raconter des histoires. Halte au parapet vert, altitude 2 000 m, après le grand virage et le chalet du Plan-Lachat. Toute la vallée en dessous, six kilomètres au-dessus. L'air est vif, plus rare. Ma méthode, la pire sûrement: une halte tous les kilomètres, à côté des bornes à bonnet jaune que je vois venir comme des saintes réparatrices. Une pause mini-Mars, une autre pour prendre des notes et, à chaque fois, un peu d'eau. Entre les bornes, sept à huit minutes de souffrance. J'avoue, j'ai mis pied à terre dans le Galibier, j'ai marché le vélo à la main. C'était aux Mottets, la pente la plus raide, peut-être un hommage à Charly, l'idole de ma jeunesse, héros loser du Vercors. Je remonte sur la machine pour le dernier kilomètre entre deux congères. L'arrivée, au-dessus du tunnel, est magnifique: 2 645 mètres, sommet du Tour, et coup d'oeil prolongé.
Courbatures
Au début de la descente, le monument «à la gloire d'Henri Desgranges, 1865-1940, créateur du Tour de France cycliste». Une rotonde moche, mais le signal pour les coureurs du 14 juillet d'une des plus belles primes du Tour. Desgranges a écrit dans l'Auto, au soir de l'étape Chamonix-Grenoble, le 10 juillet 1911, remportée par Emile Georget (366 kilomètres en 13 h 35): «Oh ! Tourmalet ! Je ne faillirai pas à mon devoir en proclamant qu'à côté du Galibier, vous êtes de la vulgaire bibine: devant ce géant, il n'y a plus qu'à tirer son bonnet et à saluer bien bas...» Mon bonnet, je l'ai vite remis, enfoncé sur la tête : vingt-cinq kilomètres de descente roulante plaquant le T-shirt trempé de sueur sur la peau qui grelotte. J'ai choisi de faire halte à La Grave, face à la Meije et à son glacier, tête de pont des alpinistes, où s'imposent deux jolis hôtels, l'Edelweiss et la Meijette. Balade possible en fin d'après-midi, bien calé dans le téléphérique de la Meije. Enfin, être porté vers les sommets, et sans EPO.
Au matin du troisième jour, le réveil est le plus dur. Ça a couiné toute la nuit dans un corps qui commence à demander grâce. Courbatures, maux de ventre et l'interminable vallée de l'Oisans, pleine de tunnels, de barrages, de raidillons. A Bourg-d'Oisans, tout mon côté gauche brinquebale et flanche, du coude au genou en passant par la hanche. A droite, ça commence dur et ça restera dur, sur quatorze kilomètres, une rampe de vingt et un virages. Chaque cycliste le sait: virages 18-16, virage 6, virages 3-2, c'est le pire du pire, quand la pente monte à 15 %. Le 14 juillet, il y aura 200 000 aficionados le long de la route de l'Alpe-d'Huez. Là, il n'y a personne, et je souffre avec mes six kilos de trop et mon côté gauche qui hurle en silence. Ces virages qui n'en finissent pas portent chacun le nom d'un vainqueur à l'Alpe. Coppi, le premier, en 1952, l'une de ses plus belles envolées, puis les Néerlandais de mon adolescence, Zoetemelk, Kuiper, Winnen, au point qu'on parla de cette montagne comme le point culminant des Pays-Bas, enfin les Italiens de la dope. Entre-temps, il y eut le Blaireau, largué par Herrera et Fignon en 1984, main dans la main avec Lemond en 1986. Tous ces noms, croisés à chaque virage, me font une belle jambe, de plus en plus lourde, autant que ceux peints sur la route de l'année dernière : Heulot, Vasseur, Halgand, ou ce coeur avec au centre «la France».
Dernier virage, dans la station, où Joop Zoetemelk s'était viandé un après-midi de mon enfance cocardière, quand j'espérais le retour d'un Français. Moi, personne ne me rattrapera plus, et je suis vraiment largué. Je passe la ligne. C'est plié.