Quand Daniel du Lac m'invita cet été-là à grimper la Directe américaine dans la face ouest des Drus, je l'avais regardé avec les yeux d'un gosse à qui l'on propose un casse dans une confiserie. «On s'attaquerait à ce monument ? avais-je salivé, mais je ne sais même pas si j'arriverai au pied.». Du Lac avait répondu : «Tais-toi, Tesson, on part demain.» Et nous avions fait les sacs.
Nous avions dormi dans les installations du téléphérique des Grands-Montets et nous approchions dans la nuit, à pas comptés pour moi, à pas de sioux pour Du Lac. La face nous barra le regard, les fissures larmoyaient, on entendait les pierres exploser derrière nous, je me sentais découragé alors que mes doigts n’avaient pas même encore tâté le granit de l’aube.
Pour Du Lac, ce retour aux Drus était symbolique. Il y a des pèlerinages qu'on accomplit en se tordant les chevilles dans les éboulis. Il y était venu quelques années auparavant avec son mentor, son maître Jedi, Lucien Berardini, vainqueur de la face sud de l'Aconcagua. En haut du socle, le vieux Lulu-aux-doigts-amputés en avait eu assez et avait dit «demi-tour» ! Du Lac revenait donc avec moi et il grimpa silencieux tout le jour durant, pensant à son camarade, lequel, entre-temps, avait rejoint le paradis des alpinistes boucanés.
Nous avions remonté les longueurs, coincé les mains dans des fissures disposées par l’érosion pour la jouissance des grimpeurs et le soir nous bivouaquions au «bloc coincé» en regardant la lumière racler les faces orange.
Le lendemain, il fallait remonter le dièdre de 90 mètres. Christophe Profit l'avait escaladé en solo intégral en 1982 et le regard de milliers de téléspectateurs avait été suspendu à cette silhouette écartelée dans l'océan de granit. Moi, j'ahanais comme un Russe remontant un talus du Caucase. Je pensais à Gary Hemming, l'ange blond qui était venu apporter un parfum d'Amérique à Chamonix et avait ouvert cette voie en 1962. Plus tard, il s'était noblement suicidé au bord d'un lac et avait inspiré à James Salter son plus beau roman : l'Homme des hautes solitudes. Je pensais au sauvetage de 1966 qui avait secoué les habitudes chamoniardes. Deux Allemands s'étaient retrouvés coincés sur une vire. René Desmaison les avait secourus au nez et à la barbe des guides de la compagnie de Chamonix.
«Arrête de penser, Tesson, et grimpe ! avait gueulé Du Lac, on n'est pas dans une bibliothèque.» Ce dièdre pourtant ressemblait à la pliure d'un livre. Et après tout, n'est-ce pas cela l'alpinisme ? Un jeu du geste et de la mémoire, consistant à grimper pour se souvenir que d'autres sont passés, que d'autres passeront pleins de joie ou de peine, à l'endroit précis où vous-même hissez votre corps ?
On avait laissé sous nos pieds la vire des Allemands et cela avait commencé. On avait entendu des vibrations dans notre dos, comme un vrombissement de frelons. C’était des cailloux qui pleuvaient du sommet. Le Dru s’épluchait, la chaleur l’écaillait, toute l’Alpe partait en copeaux. En 2005 une partie du pilier Bonatti s’était écroulée, à droite de notre ligne. Trois semaines après notre passage, un nouvel éboulement allait déchirer la face. Cela aurait été une sacrée chose de se faire embarquer ce jour-là. Une occasion (fulgurante) de réfléchir à la vanité du destin : imagine-t-on une montagne vieille de millions d’années et qui se casse la gueule le jour où vous, vermisseau de chair, décidez de ramper dessus ?
Le soir du troisième jour, nous étions au sommet, et je caressais la petite vierge du Dru, tournée vers la vallée, la tête mouchetée d’impacts de foudre. En bas, dans les plaines, des admirateurs de Robespierre appelaient farouchement à la promotion de la laïcité. Ils me fascinent, ces esprits forts. Savent-ils que les signes religieux coiffent des centaines de sommets de France ? Par chance, les adorateurs de la Raison sont trop occupés et ne montent pas sur les montagnes pour déboulonner les vierges avec un pied-de-biche.
Nous avions dormi au sommet et je m’étais réveillé le lendemain devant une vue plus belle encore que le plus beau des visages aimés. Il y avait en toile de fond les Grandes Jorasses et les crénelures du massif, cette citadelle de pierre qui occupe nos rêves et pas assez nos jours.
Il avait fallu encore une journée pour redescendre à Chamonix, et puis les années étaient passées et je me souviens de cette ascension comme si je l’avais accomplie hier. Même un bon coup sur le crâne ne m’en fera jamais oublier chaque minute. C’est le miracle de l’alpinisme : vous enfoncer des souvenirs dans la caboche comme un bon vieux piton Cassin dans une fissure trop fine.
Dernier ouvrage paru : Berezina, éditions Guérin.