Il est le lac par excellence. L'équivalent européen pour l'hémisphère nord (quoique de dimensions plus modestes) de ce que peuvent représenter les eaux naguère sacrées du Michigan, de l'Huron ou du Baïkal dans l'imaginaire de leurs peuplades riveraines indigènes. Maintes fois sublimé. Par la plume, depuis que Jean-Jacques Rousseau en a fait en 1761 le cadre de Julie ou la Nouvelle Héloïse. Ou par le pinceau, après que Gustave Courbet y a puisé en exil le motif obsessionnel de ses marines aux cieux démesurés. N'est-il pas, avec un égal bonheur, le décor mystérieux, de L'Affaire Tournesol de Hergé (1956) comme des vers incandescents du Prisonnier de Chillon de Lord Byron un siècle et demi plus tôt ?
Au dos de la carte postale (romantique à souhait) d’une petite mer d’eau douce lovée dans son somptueux écrin montagnard, admirée depuis le belvédère de luxueuses résidences, se cache pourtant une énigme séculaire. Car ici se superpose (ou pour mieux dire se combine) depuis des lustres, sur cette nappe aquatique faussement innocente, aux colères insidieuses, une réalité naturelle figée dans une dimension géographique locale, avec la construction géopolitique d’un carrefour, voire d’un point de convergence de la circulation internationale des hommes et de leurs idées.
De prime abord, le Léman désigne un lac. Un lac à part entière, comme le prouve son appellation révélatrice. Sa Majesté lémanique, à peine courroucée par la concurrence toponymique de son rival, le Lago Magggiore, ne saurait se présenter comme un simple accessoire. Elle refuse de servir de faire-valoir à une cité riveraine contrairement aux autres lacs alpins d'importance, ceux du Bourget, d'Annecy, de Neuchâtel, de Constance, de Lugano ou de Côme. Elle est le limné ainsi qualifié par le géographe grec Strabon à la veille de l'ère chrétienne. Autrement dit le lac. Sans le secours de toute mention complémentaire superflue! Vocable bientôt déformé par l'usage courant en lemané ou lemanos, puis en léman dans la langue vernaculaire romane des Alpes occidentales du nord, à laquelle la postérité doit la formule parfaitement redondante d'un Lemané Limné ou Lemanos Limné. Soit celle d'un Lac Léman au sens désopilant d'un Lac Lac, désigné de la sorte avec près d'un millénaire d'avance, à la mode absurde en vogue chez les auteurs surréalistes du XXe siècle...

de la revue trimestrielle
L’Alpe
, publiée par les éditions Glénat et le Musée dauphinois (100 pages. 18 euros, en vente en kiosques, en librairies, par abonnement et sur la boutique en ligne).
Un numéro à feuilleter
sur le site Internet de la revue:
[ http://www.lalpe.com/lalpe-72-lac-leman-petite-mer-des-alpes ]
Bruno Berthier est maître de conférences en histoire du droit et des institutions à l'université de Savoie, il s'intéresse notamment à l'histoire institutionnelle alpine.