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Catégorie texte 2016

En route vers le cratère vert

Montagnes d'ailleursdossier
Le soleil va bientôt se lever. Il est 4h45 du matin. Cela fait à présent 3 heures que je marche activement sur le Kawah Ijen à Java...
(Photos Alexandra Duhamel)
par Alexandra Duhamel
publié le 17 juin 2016 à 11h06

(En attendant la publication de la liste des finalistes de notre concours, nous commençons à publier quelques textes de candidats.)

Le soleil va bientôt se lever. Il est 4h45 du matin. Cela fait à présent trois heures que je marche activement sur le Kawah Ijen… C’est un doux nom pour un volcan, il signifie «le cratère vert». Aucune idée du comment du pourquoi. Pour l’instant la seule chose que je suis capable de vous dire avec ce volcan c’est que ça grimpe sévère. Le guide avec qui j’ai sympathisé me le confirme: le volcan domine à 2386m.

Mais l’altitude ne m’intéresse pas aujourd’hui. Je souhaite descendre. Dans le cratère. C’est quand même pas tous les jours qu’on se lève la nuit pour admirer un cratère !

D'ailleurs, quand je dis qu'on «peut descendre dans le cratère», c'est faux. C'est interdit. Au moment où j'arrive au sommet, prête à descendre dans le trou béant il y a un panneau d'avertissement en anglais. Pourtant, je ne suis pas la seule cette nuit. Une trentaine de touristes a eu la même idée que moi. Visiblement, l'envie dépasse le cadre de la loi.

Avant de descendre, je dois mettre un masque à gaz. Ces masques me font peur. Il symbolise la haine à mes yeux, j’ai en tête les images du musée de la guerre au Vietnam… Je panique quand Harry m’aide à le mettre, impossible de trouver ce souffle qui semble bloqué dans cette boîte collée devant ma bouche. Je dois pourtant me protéger du soufre. Je me calme. Harry m’aide à respirer. Nous repartons, pressés.

J'accélère mais de nuit avec une frontale chancelante, c'est compliqué. Il me pousse dans mes possibilités physiques encore un peu pour être à l'heure pour une danse particulière : «la danse du feu bleu».

Je franchis donc mes premiers pas dans le cratère, un chemin au travers les cailloux géants est déjà formé. Je suis Harry et je découvre cette fuite de gaz géante. C’est ma première rencontre avec le soufre.

Harry m’explique: à sa sortie de terre, sous forme de gaz, le soufre s’enflamme et produit des flammes bleues. Harry me propose d’avancer plus près, encore plus près, mais j’ai peur. Je refuse. De toute façon, le soleil se lève, le feu bleu n’est presque plus visible, c’est un spectacle réservé pour les lève-tôt !

On va un peu plus en contrebas, au plus proche d’une fumée grise et épaisse qui sort d’ici et là du cratère. Sur mon chemin, je croise des hommes qui portent des paniers qui semblent lourds. Je m’arrête pour les laisser passer. Nous sommes le petit matin. Je m’arrête de marcher, de regarder mes pieds pour ne pas tomber. Je lève les yeux. Surprenant. Intimidant.

Crédit: Paul Hessels / Flickr

Il y a finalement beaucoup de monde autour de moi, des touristes et des guides, c’est sûr. Mais d’autres hommes, sans masques à gaz, certains en tongs, les mains pleines d’une poussière jaune sont là. Ils travaillent là.

J’interpelle Harry avec un tas de questions: Qui sont-ils? Que font-ils? Pour qui travaillent-ils? Où sont les équipements de sécurité et où se trouve le chef de chantier que j’aille lui dire deux mots?

Le verdict tombe de la bouche d’Harry: je suis la touriste venue admirer le lieu de travail de mineurs de soufre. Voilà, c’est dit. J’ai râlé à cause des masques à gaz mais eux n’en portent même pas. Je suis tombée pendant la descente vers le cratère parce que j’ai manqué des cailloux avec mes chaussures de randonnée nec plus ultra alors qu’eux sont en tongs. Surtout je porte un sac à dos avec de l’eau et des gâteaux et eux portent du soufre, depuis le cratère jusqu’à la vallée. Elle la ramène moins la touriste d’un coup.

Je rencontre cet homme qui fume sa cigarette, le double panier en osier plein de soufre est à ses pieds. Tuhary fait ça depuis 7 ans, et c’est sa pause cigarette-biscuit. Il a déjà monté deux paniers. Il a le sourire, il me dit que ses collègues sont ses amis. Le guide le connaît lui aussi. Il fait ça depuis 10 ans déjà. Ils sont 275 comme Tuhary à aller récolter cet or jaune qu’est le soufre sur le volcan Ijen. Une fois le soufre refroidit en sortant du cratère, il passe à l’état liquide avant de se cristalliser en prenant une couleur jaune. Les hommes prennent alors une barre de fer pour casser en morceaux ce soufre et remplissent leurs paniers. Ils arrivent au début de la nuit et repartent au petit matin. Le lieu de travail n’est pas des moins impressionnant : dans un cratère, près du soufre à l’état de gaz et surtout au pied du lac le plus acide du monde. Ça fait tilt.

Le lac est vert, kawah Ijen.

Mais je n’arrive pas à me concentrer sur la beauté du lac. Les paniers de soufre jonchent le sol ici et là. Chacun d’eux pèse entre 70 et 90 kilos. Avant de partir, Tuhary pousse un cri de guerre pour s’encourager mais aussi pour donner un peu d’énergie à ses collègues. Tous les jours, Tuhary et ses collègues descendent dans le cratère, remplit son panier et le remonte au premier plateau où l’attend l’officier qui le paiera au poids. Tous les jours, entre 3 et 4 allers-retours… Cynique, je me dis qu’un stage sur les troubles musculo-squelettiques dans cet environnement me plairait bien.

Morbide, je me demande quelle est l’espérance de vie de ces hommes. Harry m’explique que Java compte beaucoup de chômage, que ces hommes-là sont les plus respectés et les mieux payés des villages. Qu’ils peuvent se construire des maisons. Que non ils ne meurent pas plus vite… Harry, tu déconnes mon vieux.

«Très bien gagner sa vie»? Mais à quel prix?

Finalement ça sert à quoi le soufre ? Harry me dit que ça sert pour l’industrie chimique, que deux camions par jour viennent récolter le soufre et qu’ici c’est notamment pour permettre au sucre de canne d’avoir sa couleur blanche. En lisant un peu, le soufre sert aussi pour la plupart des cosmétiques, à la fabrication de médicaments et autres produits tels que les insecticides. Bref ce dont je me sers quoi…

Le chemin du retour est bien silencieux, nombreux sont les touristes comme moi qui ne savaient pas vraiment ce qu’ils allaient trouver au Kawah Ijen. Ce que je ressens n’est pas vraiment descriptible, un mélange de gène, de honte mais le sentiment d’avoir aussi compris un peu plus l’île de Java et la vie de ses habitants, loin des images paradisiaques.

Bref, j’ai rencontré des mineurs de soufre.