Faites monter l’arsenic Faites monter l’adrénaline Faites monter l’aventure Au-dessus de la ceinture. Alain Bashung
«Au moment où j’ai réalisé que nous renoncions au sommet, je me suis mis à pleurer.»
Au camp de base, face à la caméra, Mûri contrôle le débit de sa phrase pour que son émotion ne revienne pas le submerger. Sosie de Che Guevara, Mûri est un solide gaillard de 50 ans au joli palmarès himalayen. Il parcourt les plus hauts sommets de la planète depuis plus de vingt ans — dorénavant avec sa compagne Laura — et collectionne six sommets de plus de 8000 mètres (sans compter les répétitions «pour faire plaisir à Laura»: quatre fois l'Everest, deux fois le Cho Oyu…) Docteur orthopédiste réputé à Leon Guanajuato (Mexique), c'est un homme posé et réfléchi. Son humour décapant égaye les fins de dîners en d'interminables anecdotes sur le milieu des himalayistes.
Derrière ses petites lunettes cerclées, un voile semble passer.
«Oui à ce moment, j’ai pleuré.»
Retour sur image. Après 36 heures, bloqués par le vent et le grésil dans les inconfortables tentes du camp 1 (6050 m), le beau temps est revenu aussi subitement qu’il avait disparu. Chacun se prépare à monter au camp 2 (6650 m) et reprendre l’ascension après cette parenthèse éprouvante autant physiquement que psychologiquement. Personne ne doute du sommet. Les prévisions météo distillées par Kari depuis le camp de base sont dorénavant parfaites. L’abside de la petite tente que je partage avec le guide Andreas et mon binôme pakistanais Nazir est entrouverte pour laisser passer les premiers rayons du soleil. Le paysage plongeant sur le glacier Godwen Austen, le col de la Selle des Vents et les innombrables sommets qui forment l’horizon chinois est stupéfiant.
Le réchaud ronronne pour un dernier thé avant l’effort de la montée.
Détonation. De la tente voisine, Noël crie : «Avalanche! Close the tents!»
Au contraire, Andreas entrouvre immédiatement le pan de la toile pour estimer le danger potentiel. Depuis le haut des rochers de la Black Pyramid qui nous domine de plus de 1000 mètres, un gigantesque aérosol se déploie et dévale les pentes de la face Est du K2, juste à droite de l’Éperon des Abruzzes sur lequel est arrimé notre camp. Analyse réflexe de la réalité du risque vital: sortir pour s’enfuir ou simplement fermer la tente pour se protéger du nuage de neige imminent? Avant qu’Andreas ne descende le zip, je glisse une main avec ma GoPro. Le soleil se voile. Une violente rafale fait plier les arceaux, les tissus se tendent farouchement. De la poudre blanche pénètre par chaque interstice et recouvre nos sacs de couchage. Plusieurs secondes qui semblent se prolonger interminablement.
Puis le silence et le calme. Nous étions loin de l’axe de la coulée de neige et nous pouvons maintenant l’observer se dissiper en un nuage cotonneux au pied de la montagne.
Après une inspiration, Mûri reprend : «Après l'avalanche, nous nous sommes évidemment interro-gés sur son origine et son ampleur. Mais elle était passée au loin et n'était déjà plus qu'une péripétie. De celles que tous les grimpeurs vivent de temps à autre dans de telles ascensions. L'équipe de sherpas qui nous précédait au camp 2 s'est mise en route vers le camp 3 (7300 m) pour évaluer les conditions de neige sur l'Épaule et estimer les dégâts éventuels sur les dépôts de matériel réalisés préalablement à 7800 m en prévision du summit push. Ce point semblait préoccuper les guides. À travers le grésillement des radios, les sherpas signalaient en effet avoir vu passer tentes et bouteilles d'oxygène (!) dans le flot de l'avalanche — d'où la détonation due à l'explosion de l'une d'entre elles percutant la roche. Et d'ailleurs, l'avalanche n'était-elle pas due à l'explosion accidentelle d'une de ces bouteilles ? Mais le temps était parfait et la montagne en excellente condition. Le froid de la nuit avait serré la neige, et le vent si éprouvant en altitude avait cessé. Nous sommes donc montés au camp 2, reprenant le fil de notre ascension, l'esprit toujours tendu vers le sommet.»
Mûri se tourne un peu, lève la tête, regarde l’arête sommitale du K2 qui tranche le ciel d’azur.
«Plus tard dans la journée, l’annonce par les sherpas de la disparition de notre camp 3 et du dépôt du camp 4 nous a frappé de stupeur. Et après un temps de concertation entre guides, un ra-pide bilan de la situation — pas de victime, tout le matériel nécessaire pour le sommet disparu — la sentence de Kari, organisateur de l’expédition, est tombée: The expedition is finish.»
Et Mûri de poursuivre: «Comment faire cohabiter l'immense bonheur d'être en vie et l'incommensurable frustration d'inachevé?»
Comme frappé de dichotomie, le cerveau des himalayistes sépare deux sentiments contradictoires en apparence. Comme pour interdire tout conflit psychique.
La raison entrevoit évidemment la catastrophe évitée. Si le mauvais temps n’avait paralysé l’avancée de l’expédition pendant presque deux jours, l’équipe de sherpas aurait été au camp 3 au moment de l’avalanche. Un massacre. Soulagement. Il n’en est pas ainsi.
À contrario, la fièvre — je ne trouve pas le vocable juste — analyse les conséquences sur l’ascension. Quel matériel va-t-il manquer dans les heures à venir ? Combien de précieuses bouteilles d’oxygène ont disparu dans l’abîme ? Comment réorganiser un camp 3 ? Pourquoi ne pas tenter le sommet en sautant ce camp et sans utiliser d’oxygène artificiel ? Où peut-on récupérer un peu de corde pour assurer la traversée du fameux Bottleneck, dernière difficulté avant le sommet ?
Comme en voiture sur l’autoroute. Avoir échappé à un carambolage soulage viscéralement — nous n’étions pas dedans — mais rappelle soudainement la réalité du danger de la vitesse et de la fragilité de la vie. Et n’empêche aucunement de continuer la route et d’accélérer à nouveau quelques kilomètres plus loin.
L'avalanche sanctionne des mois d'investissements et des jours d'efforts — six aller-retours sur l'Éperon des Abruzzes, «where we gave our best» précise encore Mûri. Et de poursuivre: «Quelle opportunité nous sommes nous offerte ! Grimper sur le K2 ! Quelle frustration que de devoir renoncer. Pour notre famille et pour nos amis cela peut paraître incompréhensible. Leurs messages nous témoignent empathie et impatience de nous retrouver à la maison. Et nous, nous ne pensons qu'à la fenêtre météo que nous laissons passer ! C'est bien là notre différence. C'est pour cela que nous sommes ici et eux là-bas».
Mûri se retourne une nouvelle fois vers la masse imposante du K2. Des nuées encapuchonnent la cime.
Je sais qu’à cet instant, il estime la force du vent, devine la température, s’imagine remonter pas à pas la dernière pente, se voit enlacer Laura et embrasser le monde depuis la Montagne des Montagnes.
Hasard de la programmation, alors que nous apprenions la fin de l’expé de Sophie et François, paraissait ce matin dans le cahier été de
Libération
une grande enquête de notre correspondant François Carrel sur la série d’accidents qui ont endeuillé le K2 depuis les premières ascensions.
François Damilano n’aime pas trop que l’on ne parle de la montagne qu’à l’occasion de ses drames. Nous avions évoqué le sujet avec lui à Albertville, l’hiver dernier lors du Grand Bivouac, et il opposait à juste titre son ascension lumineuse
[ avec Sophie Lavaud sur l’Everest ]
et
[ le gros nanar Holywoodien Eveeeeerest ]
de Baltasar Kormákur qui sortait alors sur les écrans.
Il n’empêche, le superbe article de Carrel nous permet d’apprécier à sa juste valeur l’exploit des alpinistes partis à l’assaut de ces montagnes fascinantes.
Fabrice Drouzy
A lire donc la grande enquête François Carrel K2, drames de pic.