Et si l’automne était une saison bénie pour découvrir la montagne ? Ainsi, on a débarqué au Grand-Bornand - 1 000 mètres, 2 000 habitants - un après-midi de septembre finissant, ciel gris et lourd, chaleur épaisse comme une crème double d’alpage. Six heures sonnent au clocher à bulbe de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption qui se détache face à la chaîne des Aravis, mur alpestre crénelé où alternent pointes, dents et creux comme dans la mâchoire d’un vieux fauve. Plus bas, l’écharpe des résineux enveloppe les prairies et les clairières où s’essaiment les toits d’écailles en épicéa (les tavaillons) des chalets bornandins. Doucement, entre chien et loup, la forêt vire à l’orange, au jaune et au brun comme la signature timide d’une fin d’été. L’air sent l’herbe chaude mais aussi les prémices de la fraîcheur de la fin des grands beaux jours. Il y a quelque chose de pastoral et d’intimiste à découvrir ce bourg dans cet automne montagnard que l’on oublie trop souvent, trop pressés que l’on est de fendre le grand manteau blanc de l’hiver. Et pourtant, quoi de plus exquis que de se perdre dans ces alpages où le temps ne semble plus compter quand on les contemple au crépuscule, à la terrasse des Deux Guides en sirotant la version savoyarde du Spritz.
La montée
Dans une autre vie, Franck Chappaz était éducateur de prévention spécialisée. Il est aujourd'hui accompagnateur en moyenne montagne à la Compagnie des guides des Aravis. Se mettre dans ses pas pour deux heures de randonnée (400 mètres de dénivelé) jusqu'au refuge de Gramusset (2 164 mètres), c'est découvrir l'automne en pente douce, avec comme point cardinal la Pointe Percée (2 750 mètres), le plus haut sommet des Aravis. On laisse l'auto au col des Annes, où le brouillard nappe une poignée de grosses fermes dans lesquelles on peut se régaler de ce reblochon fermier dont le Grand-Bornand est le berceau depuis le XIIIe siècle. Le sentier pierreux, humide, serpente parmi le mauve des bruyères en fleurs, l'épilobe qui fait des grappes roses, les touffes blanches de la reine des prés et le tapis des myrtilles où l'on gobe des petites baies rabougries. L'alpage est aussi un paysage sonore où tintent les cloches des vaches qui font des chapelets bruns et blancs dans les combes, où l'on tente d'apercevoir une marmotte qui vient de siffler. Quand la brume s'éloigne du sentier, on découvre la mer grandiose des lapiaz, ces crevasses grises de calcaire ciselé par l'eau. Le refuge de Gramusset apparaît dans ce cirque minéral, au pied de la Pointe Percée. Marie Jacquet est la gardienne de ce caravansérail suspendu entre cimes et vallées, entre le rocher abrupt, les pâtures et les forêts qui ondulent dans les combes. Le Gramusset est un régal autant pour les yeux que pour les papilles : on se perd dans l'horizon en dégustant des pâtes aux champignons et au reblochon, puis une incroyable tarte aux myrtilles cernée de crème fouettée.
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Affinage de reblochon fermier dans l'alpage du Tavaillon. Photo Witt Pierre. Hemis
1/Le chalet
On pourrait se dire qu'on a rêvé une telle randonnée suspendue dans l'air tranquille de l'automne, mais le fil des jours y est encore ancré dans une vraie vie agropastorale où plus de 400 chalets composent un décorum intemporel. Le plus ancien date de 1664 et a toujours été habité par la même famille. Il faut aller caresser le bois tiède et nervuré de la maison du Patrimoine, un chalet du XIXe siècle occupé jusque dans les années 80. Au gré des saisons, les madriers changent de couleur, tour à tour sombres et mordorés. Sans un clou ni une vis, ces chefs-d'œuvre entièrement démontables, taillés dans l'épicéa, n'ont rien à envier aux normes haute qualité environnementale (HQE) actuelles. Taillée dans un seul arbre, la pointe d'âne est la colonne centrale qui soutient à elle seule toute la charpente de l'édifice. Entre chaque madrier, de la mousse récoltée en forêt et trempée dans l'urine de jument éloigne les insectes mangeurs de bois. Les chalets bornandins racontent un mode de vie de peu où tout a été pensé et construit pour vivre en symbiose avec la montagne et se protéger de sa rudesse. Durant des lustres, les familles se sont calfeutrées dans de petites pièces encadrées par l'étable et l'écurie pour profiter au mieux de la chaleur des animaux. On dormait dans le peille, l'endroit où l'on fabriquait le reblochon que l'on ne goûtait que dans les grandes occasions, car les fromages étaient presque intégralement vendus au marché. A côté du chalet trône le grenier, petite construction en bois et véritable coffre-fort des familles qui y conservaient tous leurs biens de valeur (linge, papier, récoltes, viande fumée dans la cheminée) pour les protéger en cas d'incendie de leur habitation principale.
2/L’art vache
Les Bornandins ont l'habitude de dire qu'il y a autant de vaches que d'habitants sur leur commune, dont celles de la fameuse race Abondance avec leur robe acajou et leurs taches brunes autour des yeux, qui ressemblent à des lunettes. C'est peu dire qu'elles sont partout, les chevilles ouvrières du reblochon fermier fabriqué par une cinquantaine de producteurs, l'été en alpage et le reste de l'année à plus basse altitude. Mais surtout, le Grand-Bornand est devenu, en l'an 2000, la capitale de «l'art vache», que l'on découvre en flânant dans les ruelles et sur les rives du Borne, la rivière qui murmure dans le bourg. Peintures, sculptures et photos célèbrent ainsi l'Abondance, la Tarine et la Montbéliarde. On aime beaucoup le Veau dort, fresque clin d'œil au veau d'or biblique, et la rencontre chamarrée entre deux univers, Quand l'art vache rencontre l'art catalan, explosion de couleurs et de courbes réalisée par 440 peintres amateurs en hommage à Miró, Gaudí, Dalí… Les sculptures font la part belle aux matériaux de récupération comme la Vache caribou, bestiole ventrue réalisée pour la 23e édition du festival Au bonheur des mômes, qui attire chaque année en août près de 80 000 personnes, avec 450 représentations entre théâtre, cirque, marionnettes et musique.
3/La montagne comme établi
Chaque jour, il ouvre son atelier avec «le bonheur de contempler» les Aravis. Didier Perrillat est bourrelier au Grand-Bornand. A le regarder travailler, on se dit qu’il est un peu l’ébéniste du cuir. D’ailleurs, il dit que le cuir a «un sens, comme le bois, mais vous ne le connaissez pas». Fils d’agriculteur, il est tombé amoureux de ce métier à 14 ans, il y a trente ans, quand les bourreliers fabriquaient encore des harnachements pour les chevaux. «A l’époque, l’agriculture représentait 80 % du métier. Aujourd’hui, c’est 50 %», dit-il en cousant la courroie d’une cloche de vache avec une lanière qui peut être de porc ou de veau. Un couple d’éleveurs de brebis corses entre dans son magasin pour acheter une cloche. «Si vous êtes sur des terrains avec des pierres, évitez celles en bronze, elles peuvent se casser. Faites sonner les platelles [petites cloches, ndlr], elles tapent bien dans le rocher.» Au détour d’une ruelle, poussant la porte d’une ancienne écurie, on hume l’odeur chaude de l’atelier d’Edith et Patrick Martin. Dans la tradition de la poterie utilitaire savoyarde, ils fabriquent en terre vernissée bols, plats et coupes aux motifs d’oiseaux, de fleurs et de pois. Edith est en train de tourner un pichet tandis que son époux confectionne de gros boudins d’argile. Dehors, il bruine sur les roses trémières. Edith dit : «Quand on s’installe ici, il faut trouver les clés de la montagne. J’aime l’automne car à cette saison, la montagne nous appartient.»